Par une belle après-midi du mois d’août, je décide de prendre le métro – une première depuis de longs mois de confinement, de road trip et de pandémie.

Ma destination, Coney Island au bout de Brooklyn. J’y ai de tendres souvenirs. Je me souviens encore, avec un mélange de peur et de tendresse, de ma grande sœur redevenue enfant toute excitée à l’idée d’effectuer un grand huit sur une des attractions de la fête foraine. Je me rappelle mon adorable nièce qui découvrait l’océan pour la première fois ou de mon beau-frère avalant avec gourmandise un hot-dog de chez Nathan’s – la fameuse gargote verte, jaune et rouge devenue une référence culinaire.

Pendant le long trajet dans des wagons de métro pratiquement vides, des images de la promenade de bord de mer me reviennent à l’esprit. Les estivants urbains du weekend se baladaient nonchalamment une glace à la main ou se précipitaient sur l’immense plage pour trouver difficilement encore un carré de sable non occupé où étaler leur serviette. D’autres faisaient patiemment la queue aux attractions bariolées du parc d’attraction ou flânaient dans les boutiques de souvenirs. On entendait des éclats de rire, des musiques et des parents qui rappellaient joyeusement leurs enfants à l’ordre.

Pour moi, Coney Island représente la joie de vivre, l’insouciance, la bulle loin du tumulte de la ville. C’est une destination populaire qui offre l’été un havre aux New-Yorkais des barres d’immeubles avoisinantes. C’est aussi une destination courue des touristes pour son folklore authentique et son kitsch suranné.

J’ai une affection profonde pour Coney Island et je me demandais, alors que les stations de métro défilaient et avalaient mes compagnons de voyage, comment j’allais retrouver Coney.

Je sors du métro et la chaleur m’assaille. Un petit vendeur de douceurs accueille les rares égarés. Je me dirige presque les yeux fermés vers l’océan tant je reconnais d’instinct les odeurs, les bruits, les couleurs, les angles des rues. Me voilà rapidement au cœur de l’action. Enfin, l’action… disons que comme je l’anticipais, Coney Island, au temps du Covid-19, est beaucoup plus calme. Le parc d’attraction est fermé, cadenassé, désespérément vide de ses aficionados. Peu de boutiques sont ouvertes. Les tables près des fresques murales sont désertées.

Mais les rires joyeux d’enfants sont bien là, les échos de conversations me parviennent aux oreilles et les couleurs vives des devantures de magasins, des maillots de bains et des palmiers-douches de la plage égaient la vue.

Un monsieur à la motocyclette rutilante et accompagné de deux magnifiques perroquets au plumage chatoyant se charge de la bande musicale de la promenade.

Coney Island au mois d’août est bien l’exemple de la résilience des New-Yorkais.

Après m’être imprégnée de cette ambiance unique, je quitte le boardwalk et me dirige vers le métro sans destination précise à l’esprit.

Je dépasse la camionnette publicitaire d’une célèbre chaîne de télévision musicale. Des jeunes gens, à grand renfort d’exclamations et de sourires forcés, distribuent des masques flanqués du logo de la chaîne. Je décline poliment mais on me fourre un masque dans les mains. Je n’ai pas bien compris de quel événement ils faisaient la promotion. Je me dis que l’humanité est fascinante : d’un masque destiné à nous protéger d’un danger mortel, on en fait un support publicitaire pour nous faire consommer encore plus.

Toute à mes réflexions, je perçois un “hello” enjoué à ma gauche. J’y réponds distraitement tout en tournant la tête vers le dit Hello. Un monsieur d’une cinquantaine d’années assis sur un cageot en plastique, t-shirt blanc ajusté et calot glissé sur l’arrière de la tête me regarde avec un mélange de malice et de curiosité.

Je m’arrête à ses côtés. “Hi, my name is Mark”. Je lui réponds en me présentant et une conversation s’enchaîne.

Mark

“Votre nom me fait penser que vous êtes juive. Quand j’étais enfant, j’avais des amis de toutes confessions. Des juifs, des musulmans, des hindous, des catholiques. » Je lui raconte un peu mes origines.

« J’ai grandi ici à Brooklyn et je réussissais très bien à apprendre leur langue. Un peu d’hébreu par ici, un peu d’arabe par-là”. Il entreprend de me parler et je suis agréablement surprise de sa maîtrise de tous les aspects de la langue et je le lui dis.

« Nous étions tous amis. Je les retrouvais à la synagogue ou à la mosquée et on jouait ensemble tout le temps. Il n’y avait pas de question de religion ou de couleur. Certains ont mal tourné. J’ai mal tourné. » Je lui demande alors plus de détails sur son enfance à Brooklyn.

« Mes parents ont divorcé quand j’étais encore jeune donc j’ai été beaucoup baladé et j’ai vécu dans plein d’endroits : Crown Heights, Flatbush, Brighton Beach. Mes parents ne s’entendaient pas du tout. Ils ne se supportaient pas et je le ressentais. Je changeais d’école constamment mais j’ai réussi à garder quelques amis. » Il revient vite sur le fait que Brooklyn abrite une population extrêmement diverse (sur 2.6 millions de résidents, à Brooklyn on entend 200 langues différentes chaque jour avec 40% d’habitants nés à l’étranger).

« L’ignorance. Avec l’ignorance, on maintient les gens sous contrôle et vous leur faites croire ce que vous voulez et faire ce que vous voulez. J’ai toujours voulu apprendre. Encore aujourd’hui, je peux réciter des passages du Coran et de la Torah. J’adorais découvrir les habitudes de mes amis. Quelles sont leurs fêtes ? Qu’est-ce qu’ils mangent ? Pourquoi ? Les religions monothéistes sont tellement similaires. Nous nous amusions tous ensemble. Pourquoi vouloir diviser ? Pour contrôler ! »

J’acquiesce en lui demandant si par hasard il a encore l’opportunité de maintenir sa connaissance des langues étrangères. « Non mais j’ai une bonne mémoire et je me répète tout seul ce que je connais. Là, je suis dans la rue mais je veux me reprendre en main. Je veux avoir mon appartement et me remettre sur les rails ». Je n’ose pas lui demander plus de détails et il reprend le cours de ses pensées.

« Trump est l’exemple typique de cela. Il donne de l’espoir aux gens. Un espoir trompeur. Il leur donne un faux sens de pouvoir avec la glorification de la Suprématie blanche. Il ne donne pas de travail ou de nourriture mais renforce un privilège. Les gens crèvent de faim mais ils sont renforcés dans leur privilège donc ils se sentent supérieurs et meilleurs. »

J’ai immédiatement en tête l’image de la petite amie d’un des fils Trump à la Convention Républicaine. Telle une prophétesse illuminée – en talons aiguille, robe moulante et cascade de cheveux brillants – elle conclue son discours en hurlant « Le meilleur est encore à venir !». En pleine pandémie (les Etats-Unis comptent aujourd’hui plus de 200 000 morts liées au virus), en pleine protestation sociale (les mouvements de protestation se multiplient en réponse aux brutalités policières), en pleine crise économique (les chiffres du chômage annoncent une récession encore plus grave que la Grande Récession des années 30), elle sert aux téléspectateurs appauvris du Midwest un faux sentiment d’espoir.

« Il faut construire des ponts, pas des murs. Personne ne naît raciste ou misogyne. C’est quelque chose qu’on inculque. » J’acquiesce.

« C’est ce que j’aime à New York. On peut y voir le monde. C’est tellement divers. On a tout et tout le monde ici ». Je demande à Mark s’il reste toujours à Brooklyn.

« J’étais à Broadway à Manhattan quand la pandémie a éclaté. Les magasins ont soudainement fermé. Plus personne dans les rues. Il ne se passait plus rien. Je suis alors revenu à Brooklyn. ». Je repense alors aux personnes sans abri que j’avais croisées le lendemain de la déclaration de l’état d’urgence à New York. D’un coup, c’était la panique. Les rues s’étaient vidées sans prévenir, chacun essayant de trouver un moyen de s’adapter à la nouvelle situation laissant les plus démunis sans moyen de survivre.

« Prends soin de toi et reviens me voir. J’adorerais encore parler avec toi ».

Une nouvelle raison de revenir à Coney Island !

Je reprends le métro avec la Wonder Wheel à l’horizon – image iconique de Coney Island née d’un rêve de deux immigrants.