Hier comme convenu, j’étais à 7h30 à Union Square pour le lancement de la campagne de l’association de lutte contre les discriminations à laquelle je consacre un peu de mon temps. Enfin, pas exactement comme convenu car le rendez-vous était à 8h mais j’ai encore du mal à jauger des distances et du temps pour les parcourir.

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J’avais mis du rouge à lèvres rouge en me disant que cela attirerait plus les personnes à qui je déciderais de donner mes leaflets. Autant l’écrire tout de suite, cela n’a pas exactement fonctionné comme je l’espérais. Le rouge à lèvres rouge mat, c’est beau, ça claque mais ça n’a pas de réel impact sur le new-yorkais moyen qui court au travail et qui a peur que vous le retardiez dans sa course en lui vendant quelque chose.

J’ai rapidement choisi mon emplacement en fonction du flux de passants et du timide soleil car il faisait un froid glacial. J’ai travaillé le petit texte que j’allais débiter inlassablement à ceux qui voudraient bien s’arrêter. Je pense que dans l’ensemble, j’ai plutôt bien réussi en aguerrissant ma technique au fur à mesure et en ciblant mieux mes victimes.

J’ai dénombré 5 groupes hostiles :

–                     Le Geek tout d’abord, qui se plonge dans son portable dès qu’il voit qu’il ne peut plus vous éviter et répond d’un sourcil levé et d’un œil morne à votre chaleureux « Hello »

–                     L’Executive Woman de tout âge. Elle se distingue par le port d’une jupe crayon d’une couleur triste, un sac à mains assez grand pour y glisser un classeur, une pomme, une paire de talons, son portefeuille, son portable et éventuellement un livre. Elle le porte soit très serré contre les côtes dans une posture de control freak, soit derrière le bras contre son dos pour accentuer le côté « je suis pressée, ne m’emmerde pas »

–                     L’Artiste. Soit il est seul, prend un air inspiré, a une coupe de cheveux…intéressante, un jean fatigué et savamment déchiré aux genoux, des chaussures qui n’ont jamais vu un tube de cirage (trop bourgeois) de leur triste existence et surtout a des écouteurs fixés aux oreilles. Soit il est accompagné par un autre spécimen de sa tribu et est engagé dans une conversation passionnante à propos des esthétiques de la post-modernité chez Jackson Pollock. Dans les deux cas, l’artiste n’a pas un seul regard pour vous, ses prunelles portent loin, au-dessus de vous et de vos gesticulations, pauvre hère, engoncée dans un t-shirt XL, enfilé par-dessus un pull, un blouson et une écharpe, les mains rouges de froid à distribuer des flyers.

–                     Le Directeur est un homme d’une cinquantaine d’année, cheveux grisonnants ou blancs, portant beau. Ses costumes sont de prix (les couleurs pas toujours choisies avec goût – mais après tout, nous sommes aux États-Unis), les chaussures, de fabrication anglaise, sont cirées.

Qu’il soit seul ou accompagné là aussi par un autre membre de sa caste, il n’aura qu’un regard en biais pour vous, chargé d’incompréhension. Pourquoi diable le déranger alors qu’il a le pouvoir – lui – l’argent et par conséquent pas une minute à perdre ?

–                     La WASP. C’est ma préférée. Elle tient parfois en laisse un chihuahua aussi distingué qu’elle. Elle est habillée en couleurs automnales, ses petits pieds glissés dans des chaussures noires orthopédiques étrangement élégantes. Son brushing est parfait et le maquillage – y compris les ongles manucurés (exécutés certainement par des travailleuses asiatiques payées en dessous du minimum légal) – superbement effectué. Elle fera mine de ne pas vous voir même si elle vous frôle. Si vous tentez un timide mais néanmoins souriant « ‘Morning ! », vous ne recevrez que le mépris. Elle ne prendra pas la peine de desserrer les dents ou d’étirer les lèvres. Elle a beaucoup mieux à faire, la partie de bridge à 10h, le déjeuner avec une commère à 13h, le coiffeur à 15h, le thé à 17h et le dîner de charité à 19h. Et surtout, vous, vous n’avez pas la clé du Gramercy Park.

Ensuite, il y a deux types d’indifférents. Celui qui, vissé sur son portable, ne vous a pas vue assez tôt pour bifurquer et vous lance un regard morne avant de retourner à sa timeline Facebook. Le second est celui qui, justement, vous a vu de bien loin avec vos zygomatiques douloureux à force d’arborer un sourire non-stop (mes dents avaient la chair de poule) et votre t-shirt qui proclame que vous êtes son ami.

Surtout, vous êtes le seul à être statique dans cette mer secouée par les marées montantes et descendantes incessantes. Il va faire un immense détour pour vous éviter. Il n’est pas particulièrement hostile car si vous allez le chercher, il va soit décliner gêné avec un petit sourire soit il va prendre votre leaflet.

Il y a aussi bien-sûr celui qui prend votre leaflet, tendu ostensiblement, sans ralentir le pas. Mais dans le froid, la fatigue, la faim et la soif, ces petites victoires deviennent des triomphes.

Enfin, il y a ceux dont vous auriez envie de baiser les pieds (si ce n’est que les cors vous répugnent un peu) ou au moins serrer très fort dans vos bras parce qu’ils s’arrêtent, vous écoutent, vous posent des questions, vous félicitent pour votre action.

Je promets solennellement de ne plus être le deuxième personnage indifférent à qui quelques mètres de détour ne pèsent pas si c’est pour éviter les bonhommes verts de Greenpeace, rue de Caumartin à Paris.

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