8 mai – 9h du matin, Manhattan est déserte. Nous sommes en pleine heure de pointe et pourtant la gare routière en plein centre de Manhattan est vide. Quelques grappes de policiers et de soldats masqués – vestiges des forces anti-terrorisme – sont disséminées dans l’espace dépeuplé. Je note du coin de l’œil qu’ils ne respectent pas les distances de sécurité (2 mètres entre chaque personne).

La 8ème avenue, d’ordinaire si bruyante et si remuante, ne bouge pas. Plus j’avance dans Manhattan plus j’ai l’impression qu’une météorite s’est écrasée sur la ville et que je fais partie des rares survivants. Je croise quelques paires d’yeux furtives, concentrées, froides. Je ne vois pas l’habituelle petite charrette à bagels et café chaud à l’angle de la 40ème rue et de la 6ème avenue : plus de travailleur à nourrir.

8ème avenue bien moins animée que d’habitude

Times Square ne ressemble plus à la place bondée de monde que tout le monde connaît. En l’absence de touristes, les vendeurs de billets de bus touristiques et les personnes déguisées en personnages de dessins animés ont disparu. Même les prêcheurs habituels ont rangé leur pancarte et leur mégaphone – plus besoin de convaincre qui que ce soit de la fin du monde.

Il n’y a pas un bruit dans la rue, pas d’éclat de voix, pas de coup de klaxon : le silence assourdissant est parfois déchiré par une sirène d’ambulance.

La 5ème avenue est étonnante de calme. Les devantures des grands magasins persistent à exposer des mannequins aux vêtements de luxe. Seuls quelques sans-abri errent sur les trottoirs. Je me demande comment ils font pour survivre. A qui demandent-ils l’aumône? Que trouvent-ils dans les poubelles certainement vides?

Je me souviens alors d’un échange avec une ancienne cheffe qui m’avait choquée. Je venais de prendre un nouveau poste et après un café ensemble pour faire plus ample connaissance, nous remontions la 5ème avenue. Nous croisons alors une jeune femme enceinte assise par terre tenant une pancarte expliquant sa situation et demandant de l’aide.
Je vois alors que ma cheffe regarde aussi cette jeune femme et je lui dis “cette situation m’attriste vraiment”. Ma cheffe me répond aussi sec “moi aussi, je n’arrive pas à comprendre que tu tombes enceinte alors que tu es dans une situation où tu ne peux clairement pas élever un enfant”. Je l’ai regardée interloquée, ne sachant pas par où commencer pour lui répondre ni si je devais vraiment lui répondre, les idées et les arguments se bousculant dans ma tête.

Je descends la 5ème avenue et j’arrive devant la Bibliothèque municipale de New York flanquée de ses deux superbes lions. Sans réfléchir, je me réjouis de pouvoir la prendre en photo sans avoir des touristes ou des passants au premier plan. Je tourne dans Library Way et pour la première fois que je suis à New York alors que j’ai dû emprunter cette rue déjà plusieurs fois, je remarque des plaques sur le sol mettant en exergue des citations de grands écrivains.

New-York Public Library

A New-York, nous sommes toujours pressés comme si nous avions tous quelque chose d’impérieux et de capital à accomplir. Nous courons de la gare routière ou du métro à l’immeuble de notre bureau et dans le sens inverse chaque jour sans prêter attention à la beauté autour de nous. Ou alors, furtivement, en ayant l’impression de voler une minute précieuse à notre emploi du temps artificiellement surchargé. J’étais donc vraiment heureuse de découvrir ces plaques comme si je découvrais un trésor jusqu’alors enfoui.

Après avoir savouré ma découverte, je me suis rendue à Grand Central, la gare au plafond magnifique illustrant la Voie lactée. D’ordinaire, pleine à craquer avec les sons assourdissants des pas des voyageurs, les échos de leurs conversations, les appels à embarquer, la Gare était vide. Je n’étais pas la seule à être stupéfaite par ce vide. Un jeune homme parcourait le hall de la gare prenant frénétiquement des photos l’air incrédule. Après avoir tenté de prendre la mesure de la déflagration de cette pandémie sur nos habitudes, en me tenant immobile dans un lieu pourtant dédié au mouvement, je descends Park Avenue. L’avenue est là aussi déserte et je prends le temps de contempler ses allées bordées de fleurs.

C’est le printemps et c’est rassurant de voir que tout ne s’est pas arrêté. Je descends ainsi jusqu’à Washington Square. J’en profite pour faire un détour par Astor Place et notre caviste préféré Warehouse Wines and Spirits (dont le meilleur conseiller est Rachid). Baby Boy a dû commander au préalable 3 bouteilles sur leur site internet. Je fais la queue derrière deux autres personnes et un jeune homme masqué vient prendre ma carte d’identité pour me remettre ma commande. Je passe au CVS du coin (mélange de pharmacie et de petite épicerie) pour acheter du gel hydroalcoolique. Le caissier derrière une grande séparation en plexiglas me signifie que je ne peux prendre que deux mini-flacons.

En remontant, après un crochet par Union Square méconnaissable, j’emprunte Bleecker Street beaucoup plus calme qu’à l’accoutumée avec Murray’s – le fromager – et les restaurants fermés.

Dans cette ville réputée pour ne jamais dormir (le métro qui avant circulait toute la nuit est à présent arrêté entre 1h et 5h du matin – une première depuis 115 ans – afin de permettre la désinfection des wagons), rares sont les bruits: une lointaine voiture qui démarre, le ronflement du métro qui passe en souterrain, un survivant qui parle à un fil pendu à son oreille.

Je pensais ressentir un choc en arpentant l’île de Manhattan silencieuse et j’ai trouvé la balade – peut-être paradoxalement – agréable. Plus d’agitation, plus de cacophonie, plus de grincements, plus de stridences. Est-ce que dans le fameux monde d’après, on saura trouver un entre-deux?