Nous avançons notre grand camion dans la rue étroite et dépassons à notre droite le grand signe un peu dans son jus “Lorraine Motel”. Nous tentons d’entrer dans le parking à moitié vide du Motel mais un monsieur au corps courbé sur le volant de sa petite voiture de golf nous indique gentiment que les camping-cars ne peuvent pas se garer là. Il nous indique la rue, pratiquement déserte à cette heure matinale.

Nous nous garons contre le trottoir pour ne pas trop empiéter sur la route. « Pourquoi on s’arrête là ? » demande Demi-Portion. « Nous allons voir Martin », je réponds. Un petit sourire se dessine sur son visage d’ange. Mon estomac se noue à l’idée de me retrouver devant le fameux balcon, témoin d’une scène, banale dans les Etats-Unis de l’époque et qui pourtant allait marquer le monde.

Nous attrapons nos affaires, fermons le camion et traversons le parking du motel qui se remplit peu à peu. Le motel est bas, un étage seulement en plus du rez-de-chaussée. La peinture semble avoir été refaite récemment dans des tons pastel. Comme dans tous les motels des Etats-Unis, les portes des chambres se succèdent rapidement, toutes identiques, sans fioriture, sans attrait. Les coursives sont tristes et vides mais un sentiment apaisant s’en dégage.

J’ai vu mille fois les photos de cette scène : un homme à terre, des visages à la fois terrifiés et déterminés, des bras tendus vers un immeuble en face que jamais les photos ne montrent. J’ai imaginé cent fois les environs de ce motel, ce qu’ont ensuite fait les hommes entourant le blessé, les conversations, les appels aux services de secours.

Jamais, je n’aurais imaginé me retrouver devant ce tragique balcon. Alors que Demi-Portion me tient la main, que j’entends faiblement Numéro bis babiller dans les bras de Baby Boy, mes jambes tremblent devant le balcon de la porte 306 du Lorraine Motel. Une couronne blanche et rouge orne les barreaux de ce balcon. J’ai du mal à en détacher mes yeux.

Les discussions animées des autres visiteurs finissent par me sortir de ma bulle, je m’essuie les yeux et pénètre avec Demi-Portion, Numéro Bis et Baby Boy dans le Musée des Droits Civiques de Memphis, créé sur les lieux de l’assassinat de Dr Martin Luther King, Jr.

La visite débute par un panneau sur la honteuse décision de la Cour Suprême des Etats-Unis en 1896. La décision dans l’affaire Plessy V. Fergusson affirme que la séparation des citoyens blancs et des citoyens afro-américains dans les lieux publics est constitutionnelle. Cette décision, qui devait garantir un traitement séparé mais égal, a en fait permis aux lois dites Jim Crow de se multiplier en excluant de fait les Afro-Américains de l’espace public, dans les domaines du logement, du travail, de l’éducation, du commerce, du voyage et des loisirs. En Californie, les mariages entre Blancs et Afro-Américains étaient interdits, en Caroline du Nord, les livres d’école étaient différents entre les écoles réservées aux enfants blancs et celles réservées aux enfants afro-américains. Cela marqua aussi une autre phase de résistance de la part des Afro-Américains.

Le musée retrace ensuite les événements forts depuis l’abolition de l’esclavage. 

Le musée, comme toujours aux Etats-Unis, est très bien organisé et regorge d’informations. Je passe rapidement devant les panneaux d’information des premières salles, les citations de l’évêque Henry McNeal Turner et du révérend Montrose William Thornton. Demi-Portion tire la manche de mon manteau en martelant jusqu’à l’épuisement « Maman ! Ma-Man ! ». Je m’agenouille pour me mettre à sa hauteur et son petit doigt se tend vers le plafond. Il pointe une photo d’un membre du Ku Klux Klan dans sa sinistre tenue blanche. « Maman, pourquoi ils montrent des fantômes dans le musée de Martin ? ».

Dans la pièce suivante, il y a un rappel concernant le « convict leasing ». A la suite de l’abolition de l’esclavage, la servitude involontaire des condamnés, autorisée par la Constitution américaine, permettait de continuer l’esclavage des populations noires sous d’autres aspects. Les Afro-Américains étaient harcelés et arrêtés puis condamnés sous des prétextes fallacieux : errance, vagabondage, utilisation d’un langage grossier… Leur travail forcé et non-rémunéré a permis le développement des industries du Sud des Etats-Unis, des mines de charbon d’Alabama aux forêts de pins du Mississippi. Ce système encouragea l’arrestation de plus en plus d’Afro-Américains.

Les pièces suivantes sont consacrées aux figures célèbres de la communauté afro-américaine de l’époque : John Hope, George Washington Carver, Dr. Anna Julia Cooper, Septima Clark, Dr. H.H Johnson, Mary McLeod Bethune.

Le calvaire des  « Scottsboro Boys » est ensuite illustré dans la salle attenante. La Grande Migration et les lois Jim Crow et consort sont alors évoquées. D’autres figures apparaissent : W.E.B Dubois, Claude McCay, Gwendolyn Brooks, Edmonia Lewis.

“Bien que coupables d’aucun crime, l’Etat de l’Alabama les emprisonne dans de sombres et terribles cellules et les torturent sur la chaise electrique en les fixant du regard. Monsieur le President, nous vous demandons d’agir au nom de nos fils”. Extrait d’un appel des mamans des “Scottsboro boys” au Président Franklin D. Roosevelt. Appel qui restera sans réponse.

On rencontre enfin Malcolm X qui, sous la plume de ceux qui ont réécrit l’histoire, serait un activiste violent et haineux. L’exact opposé du pacifique Dr. Martin Luther King Jr. Mais l’histoire est têtue et ne se laisse pas faire. Le Musée du Lorraine Motel rétablit donc les faits. Malcolm X et Martin Luther King Jr avaient un profond respect l’un pour l’autre et collaboraient. Le premier intervenant lors de conférences du second. Le second rejoignant les débats d’idées du premier.

Une partie sur les différents combats judiciaires menés par la communauté afro-américaine pour faire reculer la ségrégation et les discriminations fait apparaître Thurgood Marshall, John Scott, James Nabrit, Spottswood Robinson, Franck Reeves, Louis Redding Jr, Jack Greenberg, Ulysses Simpson Tate, Robert Carter, George Hayes.

On rencontre le premier président du Legal Defense Fund (la branche juridique du NAACP), Charles Hamilton Houston. Cet avocat savait qu’il perdrait à vouloir dénoncer l’inconstitutionnalité de Plessy V. Ferguson et s’est donc plutôt acharné à forcer les commissions scolaires à allouer les mêmes moyens aux écoles blanches et aux écoles noires. Il savait que cela représenterait un coût insupportable pour ces commissions et démontrerait que dans la pratique, « séparés mais égaux » était un concept qui ne fonctionnait pas.

Nous croisons également le couple de psychologues, Kenneth et Mamie Clark, dont les recherches ont démontré les effets dévastateurs de la ségrégation sur les enfants noirs et dont les résultats présentés à la Cour Suprême des Etats-Unis a permis, en partie, à l’équipe de Thurgood Marshall de remporter une victoire dans Brown V. Board of Education (fin théorique de la ségrégation scolaire).

Un bus de l’époque a été installé dans une salle et une statue de Rosa Parks assise a été posée sur un des sièges avant du véhicule. Demi-Portion est excitée de s’assoir à côté de sa vieille copine !

La marche de Selma à Montgomery est bien évidemment abondamment illustrée ainsi que le mouvement des Black Panthers. C’est d’ailleurs dans la Brown Chapel A.M.E Church de Selma, à l’invitation du SNCC, que Malcolm X, en février 1965, pris la parole pour encourager l’Amérique blanche à écouter et suivre Martin Luther King. Malcolm X était déterminé à travailler avec tous les mouvements de libération mais fut tragiquement stoppé dans son élan, le 21 février 1965.

On reprend le combat des Freedom Fighters et on nous fait participer aux sit-ins dans les universités aux côtés de Diane Nash.

On nous relate les derniers moments de Martin Luther King qui était venu à Memphis pour soutenir une grève des éboueurs afro-américains à la suite des décès sur leur lieu de travail d’Echol Cole et de Robert Walker. Menés par T.O. Jones, à la bonhommie charismatique, les éboueurs demandaient un meilleur salaire et de meilleures conditions de travail. Soutenus également par le clergé blanc et juif, les grévistes ont organisé des marches, des sit-in et des boycotts.

Devant l’intransigeance du maire de Memphis, le clergé afro-américain fit appel à Martin Luther King qui arriva en ville le 18 mars 1968. Il fit plusieurs allers retours à Memphis jusqu’au 4 avril 1968 où il fut assassiné d’une balle dans le cou.

Une salle dédiée aux controverses liées à sa mort est installée dans le bâtiment faisant face au Lorraine Motel et d’où le coup de feu mortel est parti. Je ne m’y intéresse guère car finalement, on ignore si l’homme arrêté est bien l’assassin et quels sont les commanditaires.

Je préfère me souvenir de l’enseignement de Martin Luther King plutôt que de me perdre dans des conjectures et des idées qui n’auront plus cours le lendemain.

Nous sortons. La nuit tombe sur la ville. Nous nous dirigeons vers Beale Street.