De retour sur la côte Est, je voulais partager avec vous un éphémère instant d’anxiété maximale après 9 semaines de pure liberté.
Prête pour une balade au bord du fleuve avec Demi-Portion et Numéro Bis, je claque la porte et fourre la clé dans mon sac en toile Bernie 2020 et là j’entends un sonore et chantant « Hello ! ». Avant de tourner la tête vers mon interlocutrice, je me compose un visage avec un sourire et des yeux rieurs. J’ai reconnu le son de la voix de ma voisine de droite, celle dont le mari est un collectionneur acharné de tous les trucs inutiles « mais qui peuvent servir si jamais il y a une pandémie par exemple ».
Je vous livre ici son monologue à peine entrecoupé d’hochements de tête de ma part, de gémissements de Demi-Portion qui voulait absolument faire de la trottinette dehors et des cris de son fils de 7 ans .
« Comment vous allez ? [pas le temps pour une réponse de ma part] Oh, ce que les filles ont changé ! Cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vus ! [dans le même souffle, elle continue. J’ai pourtant tenté une amorce de phrase : « nous faisions un road…], nous étions Upstate New York avec Boris [son mari]. Après, il a dû repartir au Canada pour s’occuper de sa mère parce qu’elle est toute seule. Nan, c’est très dur. Mais on a bien profité, nous étions dans les State Parks. Il a besoin de se dépenser [elle désigne de la pointe du menton son fils qui donne des coups de pied dans la plinthe du couloir].
Oui et c’est ça que je voulais te dire. Je suis vraiment désolée, on déménage. Il nous faut de l’espace. On part dans deux semaines. Je suis vraiment désolée [je secoue la tête en guise de protestation, celle-ci passe inaperçue]. On a trouvé une maison avec jardin sur les hauteurs de la ville [grognement admiratif de ma part]. Oui, enfin, c’est une multi-family home [comprendre une maison lotie en appartements] mais nous avons un accès exclusif au jardin. Il le lui faut vraiment [le doigt pointé vers le garçon qui à présent hurle en faisant des allers retours dans le couloir. Je hoche la tête avec ce que j’espère être un air compréhensif]. C’est vrai, maintenant qu’on ne peut plus sortir [je regarde successivement ma poussette chargée de ballon, camion miniature, de seau de plage et Demi-Portion qui commence réellement à s’impatienter]. Bon, le jardin ne fait que 3 mètres sur 3 mais c’est déjà ça.
Nous sommes allés à la piscine [de l’immeuble] l’autre jour mais il y a avait deux autres enfants donc on est remontés tout de suite. C’est trop dangereux. [son fils s’approche de Demi-Portion pour jouer] Non, non, ne t’approche pas, tu sais bien, tu ne peux rien toucher. Même si tu ne veux pas, en t’approchant, tu vas la toucher.
On ne va même plus au restaurant. Parce que la Mairie refuse qu’on porte des masques comme ceux qu’on a – et qui sont les plus efficaces [elle pointe à nouveau le doigt vers son fils qui fait butter frénétiquement sa semelle de chaussure contre la sienne]. La Mairie soutient que des gens qui portent ce masque enlèvent les filtres et donc rendent inefficace l’action de ces masques [je regarde le dit masque bien plaqué sur le visage du fils – cela ressemble à un masque à gaz à peine stylisé – une ligne rouge commence à se dessiner sur l’arête du nez du garçon]. Donc on ne va plus en ville [en fait, la ville voisine de la nôtre]. A cause de quelques imbéciles qui ne portent pas leur masque comme il faut, nous sommes contraints d’abandonner nos sorties au restaurant. Pour moi, c’est fini, je ne mets plus un pied dans cette ville ! Je ne veux plus en entrendre parler.
En plus ces masques me donnent de l’acné. Depuis que je le porte, j’ai des boutons d’acné partout [avec son pouce et son index droits, elle dessine la zone qu’enveloppe son masque, clairement destiné à parer une attaque nucléaire].
Bon, je me prépare mentalement. A la rentrée, je vais devoir le scolariser à la maison. Ce n’est pas possible autrement. Il développe beaucoup d’angoisse en plus [sans déconner ??!!?].
Là, nous revenons de chez ma mère. Elle ne peut pas porter de masque parce qu’elle a de l’asthme donc elle ne sort pas. Elle a donc besoin que nous venions. Nous avons passé toute la matinée chez elle [soupir]. Nous, nous n’enlevons pas nos masques et surtout nous ne nous approchons pas d’elle. C’est trop risqué!
Boris voulait acheter une maison [elle saute du coq à l’âne et il me faut une seconde pour quitter le salon de sa mère et me retrouver sur la colline dans une maison hypothétique]. Mais je m’y oppose. Ce n’est vraiment pas le moment de contracter un prêt. Avec la conjecture due au virus, je ne veux pas me retrouver avec un prêt, perdre mon travail, être criblée de dettes et ne plus savoir comment me nourrir [j’hoche à nouveau la tête en signe d’approbation tout en me disant que c’est un peu dramatique]. Je lui ai dit « non, on loue ». Je veux dire, c’est plus sûr. Si la situation s’aggrave, et elle va s’aggraver, on pourra toujours fuir au Canada [je me dis dans ma tête qu’elle sera à nouveau stoppée à la frontière n’étant pas citoyenne canadienne]. Vous, vous pourrez fuir en France.
C’est le moment d’ailleurs d’avoir ses économies dans une autre devise que le dollar. Vous, vous avez vos économies en euros ? [question purement rhétorique, je m’en rends compte assez rapidement]. L’économie va s’effondrer. Ce ne sera plus vivable. C’est fini ici [soupir]. Bon, je vous laisse aller à votre balade. Profitez du soleil [j’attends une chute telle que « tant que le soleil continue de briller » mais rien ne vient, seulement le tintement de ses clés].
J’appuie sur le bouton de l’ascenseur en prenant une grande bouffée d’air.
Tranche de vie relatée avec beaucoup d’humour !
Belle performance de votre voisine qui parvient à parler sans respirer tout en ayant un masque sur le nez 😷, et je salue votre patience et celle de Demi-portion !!! 😂
Notre ex-voisine est en effet un sacré personnage!!
Ahahhaha j’adore !!!! J’imagine ta tête!! Génial cette chronique ! Drôle..très drôle !!!