Tous les touristes passent au moins une heure de leur séjour new-yorkais à suivre les écureuils de Central Park et de tous les parcs de la ville aux cinq districts, à s’extasier devant leur rapidité, leur nombre et leur queue rousse ou grise. D’autres, des esprits chagrins sans aucun doute, les comparent à des rats. Bref, les écureuils sont des habitants de New-York à part entière et franchement, ils sont beaucoup plus mignons que nos pigeons parisiens!

En 1934, Vernon Bailey, un naturaliste américain plus préoccupé par l’éradication des loups dans l’ouest des États-Unis que par les écureuils, s’est toutefois penché sur les animaux urbains évoluant autour du Capitole de Washington. Il s’est donc intéressé aux écureuils en soulignant qu’il s’agissait “probablement des animaux sauvages originels les plus connus et les plus appréciés car finalement, peu sauvages, très intelligents et acceptant et appréciant l’hospitalité et l’amitié humaine”*

écureuils

L’urbanisation de l’écureuil à poils gris, aux États-Unis entre le milieu du 19ème siècle et le début du 20ème siècle est clairement une action humaine visant à modifier le paysage urbain dans un contexte où les animaux productifs (vaches, poules…) étaient relégués aux banlieues et/ou remplacés par des machines. La nature contre l’industrialisation, en somme. L’écureuil est devenu peu à peu un membre de la communauté urbaine avec une fonction sociale et écologique. L’écureuil est donc passé d’un statut de repas carné pour colons explorateurs, membres des Premières Nations ou Norman Reedus à objet d’amusement et de fascination pour le biologiste du dimanche et les touristes de grandes métropoles en mal d’animaux.

Les premiers écureuils introduits en ville par l’Homme l’ont d’abord été à Philadelphie puis dans les villes du Nord-Est des États-Unis, comme Boston. Ce fut en 1877 que les écureuils gris furent introduits dans Central Park à New-York. Leur population grandit très rapidement, au point qu’une dizaine d’années après leur première introduction, une chasse à l’écureuil fut organisée à Central Park pour réduire le nombre de rongeurs. Pourtant, ils étaient encore, après ces expéditions meurtrières, près de 500. Depuis, ils se sont multipliés et ont fait de tous les parcs new-yorkais leur habitat naturel.

Assise sur un banc dans Thomas Paine Park, un peu en avance pour un rendez-vous au Civic Center, par un bel après-midi d’hiver, je suis rejointe par un vieux monsieur tout courbé, enveloppé dans un triste imper gris. Il s’assoit à côté de moi. Il commence à jeter des cris en levant les bras vers les arbres: “Eho! Ahan! Ihya”. Ces gesticulations me font quitter ma lecture et je n’arrive pas à détacher alors mes yeux du spectacle qui se produit à mes pieds. Des écureuils de toutes les tailles, du roux flamboyant au noir profond en passant par le gris cendré, accourent par petits sauts nerveux vers les mains tendues du monsieur. Ils y récoltent une ou deux amandes, trois pour les plus gourmands. Leurs petites pattes de  devant les tournent dans tous les sens avant de les mettre dans leur bouche. Ils s’en retournent pour quelques minutes vers les arbres avant d’en redescendre pour une nouvelle ration. Le monsieur a les joues toutes rosies, son regard s’anime, ses gestes sont assurés. Fascinée par ce manège et le langage commun mystique entre le vieil homme et les écureuils, je commence à interroger mon voisin de banc. 

Il m’assure venir ici tous les jours pour nourrir les écureuils. Il travaille à côté, “donc c’est pratique. Je ne viens que dans ce parc”. Il achète 3 paquets d’amandes biologiques (12$ le paquet, me précise-t-il) par semaine pour satisfaire les appétits de ses amis les rongeurs. Il les achète dans une épicerie gourmet car me dit-il, les écureuils ont le “bec fin”.

ecureuil

Il me raconte alors l’histoire d’un bébé écureuil tombé d’une branche et recueilli par une jeune femme propriétaire d’un chien. Le vieux monsieur ne se souvient pas de la race du chien, peut-être un Saint-Bernard. L’écureuil, quand il naît, est dépourvu de poils. La jeune femme ignore de quel animal il s’agit. Toutefois, le bébé écureuil apercevant le chien, commence instinctivement à écarter de ses petites pattes agiles la fourrure du canidé, comme pour se faire un abri. “Il n’a pas connu sa maman et donc il ne l’a pas vue construire leur nid et pourtant il a su faire, c’est dans les gènes de l’écureuil de construire son abri”. Le bébé écureuil a fini par rejoindre une famille adoptive dans un des parcs de Manhattan.

Je lui dis qu’à Paris, nous n’avons pas d’écureuils dans les parcs. Le vieil homme trouve cela triste. Il me dit qu’il a une ascendance française et que son père fait partie des populations premières du continent. Sa mère ne lui a pas transmis la langue française et il le regrette. Je comprends que sa mère est française du pays basque. “Elle aurait pu être espagnole, cela aurait été la même chose car nous ne sommes tous qu’un seul peuple”.

Il revient rapidement aux écureuils et m’informe que des chouettes, vivant dans les creux des édifices du Civic Center qui entourent le parc, sont les pires prédateurs des rongeurs. “Parfois, tu remarques qu’ils se figent en plein milieu d’un mouvement. C’est pour se protéger, pour que les chouettes ne les remarquent pas. C’est leur moyen de survie, leur défense naturelle. Heureusement, la nuit, ils peuvent se cacher dans le creux des arbres”.

Je reporte mon attention sur la farandole d’écureuils qui continue sans cesse de grappiller les amandes dans la main tendue du vieil homme et de repartir en sautillant. J’en vois un notamment qui avale goulûment trois amandes. Je fais remarquer à mon camarade qu’il y a des écureuils plus gourmands que d’autres. Alors, sans me regarder, un peu gêné, il me dit “oh je la connais celle-là, elle est gourmande. Je ne veux pas que vous vous sentiez insultée. Je lui ai donné un surnom. Gorge profonde”.

gorge profonde

Je retiens un rire et esquisse un sourire. Je range mon portable sur lequel je prends des notes.

Le temps est passé vite et je dois m’en aller. Pourtant, je sais déjà que je reviendrai écouter le vieil homme aux écureuils.