Il y a plusieurs étapes dans l’intégration d’une Parisienne à New-York : Courir les rooftops, les speakeasys, passer une nuit irréelle au Sleep No More, bousiller une énième paire de talons dans les anfractuosités des trottoirs new-yorkais, abandonner l’idée de manger un burger Shake Shack face la file ininterrompue à chaque heure du jour et de la nuit devant l’officine du « meilleur burger du monde », se prendre pour Carrie Bradshaw le jour de Memorial Day avec tous ces pompons de marins qui ponctuent les rues de Manhattan, guider un nombre incalculable de touristes vers le sapin du Rockfeller Center et se faire draguer par un vague sosie d’Eddie Cahill la jupe virevoltant au vent maraud du Flatiron.
L’ultime étape est de se réveiller tôt le matin, de se préparer à sortir, de préparer non pas une mais deux lunchboxes – parce que vous avez beau être Wonderwoman, il n’y a pas que BabyBoy qui doive déjeuner – et de vous engouffrer dans la cohue de la 8ème avenue tout en vous répétant : « Eh ouais, je travaille à New-York !». Enfin, après quelques mois de recherches assidues, d’espoirs en déconvenues, j’ai enfin décroché le Graal. Je n’y croyais plus, j’avais déjà bien réfléchi à une alternative : lancer un business d’abonnement à des « gourmet boxes », je compilais précieusement des images sur Pinterest et caressais l’idée de m’inscrire enfin à Instagram.
Mais maintenant, je n’ai plus le temps. Je suis devenue une vraie New-Yorkaise qui court tout le temps. Terminées les virées shopping censées me remonter le moral, qui se terminent en « Pourquoi suis-je toujours moche sous les éclairages des cabines d’essayage ? » et en remplissant un panier virtuel sur Asos.
C’est simple : le matin, je sors de mon immeuble, je cours pour attraper le bus 126 qui m’emmène à Port Authority alors que je sais pertinemment qu’aux heures de pointe, il y en a dix qui se suivent. Je sors du bus et je me précipite dans les volées de marches, sésame vers Manhattan. Arrivée dans le bouillonnement de la 8ème avenue, je mets en place une stratégie déjà bien rodée. Pour survivre dans New-York, il faut avoir tous ses sens en alerte, tout en sachant s’extraire du brouhaha ambiant. New-York, plus qu’une ville qui ne dort jamais, est surtout une ville qui ne se tait jamais. Il faut donc se créer une bulle loin des klaxons des taxis et des sirènes des ambulances qui ne feront que vous retarder. Par ailleurs, les flux vont dans tous les sens et il faut développer des tactiques d’évitement et donc marcher à plat.
Il faut repérer ceux qui se baladent – généralement des touristes encore à l’heure européenne qui n’ont pas encore saisi la brutalité des matins à Manhattan – et ceux qui vont travailler, repérez les femmes en jupe crayon et baskets de running. Ensuite, il faut étendre son territoire, dans une application très personnelle de la doctrine Monroe (mais après tout, nous sommes aux États-Unis) : les trottoirs suffisent rarement à la foule que vomissent les stations de métro et qu’engloutissent d’immenses portes d’immeubles. Je m’approprie donc la chaussée, les pistes cyclables (qui serait assez fou pour pédaler dans cet enfer automobile), les emplacements de parking non utilisés et je me fixe des petits défis pour rendre toute l’aventure bien plus excitante : je parie que je dépasse ce-costume-gris-et-chaussettes-bleues-à-pois avant le Cosmic Diner, à l’angle de la 52ème rue ; si je passe derrière ce food cart d’où s’échappent des volutes de fumées de grillades, je ne donne pas bien cher du tailleur-jupe-beige-baskets-bleues-et-roses. Enfin, les rues étant à angle droit, il faut être attentif aux feux de circulation et anticiper la transition du petit bonhomme blanc vers la main rouge à l’angle opposé pour pouvoir se lancer sur le passage piéton avant tout le monde et grappiller une demi-seconde finalement bien inutile.
J’arrive enfin en nage mais satisfaite au bureau. Je travaille au 7ème étage d’un vieil immeuble datant de l’époque où on ne savait pas faire des ascenseurs allant du rez-de-chaussée au dernier étage par la même cage (est-ce que cette époque a vraiment existé ou est-ce la fantaisie d’un constructeur également superstitieux, se refusant à tout 13ème étage ?). Nous avons ainsi le droit à 8 ascenseurs pour aller du rez-de-chaussée au 15ème étage et 4 ascenseurs pour aller du rez-de-chaussée directement au 16ème étage et ce jusqu’au 27ème.
Les bureaux sont vieillots mais dès que j’ouvre la fenêtre à guillotine, les sirènes de pompiers et les coups de marteaux-piqueurs me rappellent que je suis bien à New-York.
Quand je n’ai pas le temps de me préparer un déjeuner et ainsi perdant le privilège de manger une salade dans un Tupperware devant mon ordinateur (quoi de plus new-yorkais ?!), je prends le temps de me confectionner un repas dans l’une des innombrables échoppes du quartier et vais déjeuner sur l’herbe. Central Park, au pied de l’immeuble, est le havre de paix dont j’ai besoin le midi loin du bruit déchaîné et incessant de la ville mais entourée de jeunes femmes qui courent ; de grappes de businessmen, la cravate relevée sur l’épaule, un sandwich dégoulinant de ketchup à la bouche ; de touristes, le Guide du Routard écorné à la main ; de nannies surveillant de loin des enfants turbulents.
Le soir quand je quitte le travail, le gros du contingent des travailleurs est déjà passé et la 8ème avenue appartient alors aux touristes et aux badauds. L’air est doux et le soleil amorce sa descente vers le sommeil. Mon pas est rapide mais mes yeux prennent leur temps et s’attardent sur les pivoines du Greek Emporiun Deli, les vendeurs de fruits et légumes sur chariot, la devanture abandonnée de Times Scare, la maison hantée de la 8ème avenue et aperçoivent enfin la monumentale façade du New-York Times, synonyme pour moi de la proximité de la gare routière. Je me dis une dernière fois « Eh ouais, je travaille à New-York !» avant de m’engouffrer dans les dédales de Port Authority jusqu’à la porte 204 où m’attendra le bus 126.
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