Nous sommes toujours à Memphis, loin du Harlem raconté par James Baldwin dans son roman mais finalement pas si loin car le blues est le fil rouge.
En effet, si Nashville est la capitale de la musique country, on peut considérer Memphis comme la capitale du Blues. Donc, c’est avec l’air de The Memphis Blues que nous descendons Beale Street.
Un panneau de la ville marque l’entrée de la rue et proclame que nous nous tenons à l’endroit ou W.C Handy a publié son premier blues, où Robert R. Church, le premier millionnaire afro-américain du Sud a commencé, où Ulysses S. Grant avait établi ses quartiers généraux pendant la guerre civile, où Martin Luther King Jr a manifesté et où B.B. King et Elvis Presley ont débuté.


Une histoire riche donc ! L’apogée de Beale Street se situe surtout en 1890 et 1960. Aujourd’hui, c’est plus un lieu de divertissement nocturne.
Beale Street, avant d’être Beale Street, était un terrain boisé le long du fleuve Mississippi, habité par le peuple Chickasaw jusqu’au début du 19ème siècle. Après avoir farouchement résisté à la colonisation de leurs terres par les Européens devenus Américains, ils ont été forcés par le gouvernement américain à vendre leur terres en 1832 par le Traité de Pontotoc Creek. Ils ont été ensuite déportés en Oklahoma.
Mais revenons à Beale Street. Cette rue fut d’abord l’artère principale de South Memphis (là où se trouve Graceland aujourd’hui), petite bourgade initialement agraire. Elle fut intégrée en 1850 à la ville naissante de Memphis et Beale Street devint un passage incontournable.
Elle semble l’être toujours aujourd’hui. Du moins, le soir, car au fur et à mesure que nous progressons sur ses pavés, la nuit recouvre de son voile la ville et les néons s’allument. Les bars et restaurants commencent à se remplir.








Andrew Chaplin, Jr – un des membres du groupe de musique local d’Al Jackson – dit un jour de Beale Street que c’était « comme Broadway. Broadway en miniature. Tout le divertissement possible et toutes les options pour se restaurer. Tous les types élégants et les jolies filles. »
En effet, la rue est bordée de bars, de restaurants, de magasins d’instruments de musique d’où s’échappent les mélodies de musique live qui se télescopent ainsi dans les airs.
Il faut s’imaginer la rue en 1900 avec son opéra, un hôtel de luxe et le plus grand bâtiment de bureaux de Memphis. Les immigrants grecs, italiens ou chinois s’y croisaient sur le chemin de leur travail.
Des 1920, Beale Street devient le cœur de la communauté afro-américaine de Memphis. C’était LE lieu pour tous les musiciens, hommes politiques, membres du clergé, hommes d’affaires mais aussi des parieurs, des prestidigitateurs et des contrebandiers en tout genre.

Il y avait des banques et des lupanars, des prêteurs sur gages et des théâtres, des étals de marchands de quatre-saisons et des magasins de vêtements, des échoppes de bonbons et des cabinets de dentiste.
On croise les ombres de Booker T. Wahsington – dont le portrait photographique avait été tiré par les Frères Hooks dans leur studio de Beale Street –, d’Ida B. Wells – qui a vu les locaux du journal Memphis Free Speech, dont elle était l’éditrice, détruits après que le lynchage de trois hommes d’affaires afro-américains a été relaté dans les colonnes de la publication –, de Rufus Thomas Jr dont on croit entendre les lointaines percussions de ses claquettes et les chants entraînants de Rythme and Blues, style qu’il inventa.

Nous passons là où se tenait le Chop Suey Café. Situé au 342 Beale Street, les locaux affirment qu’il est le restaurant chinois de Memphis qui, avec 47 ans de service, est celui a opéré le plus longtemps. Chu C. Lau et Chu Lain ont ouvert ce restaurant en le nommant initialement « The Oriental Café » en 1920. Il a ensuite changé plusieurs fois de nom au gré des différents propriétaires. Il a fermé ses portes en 1967.
Il y avait d’autres commerces tenus par des immigrants chinois car si la Loi de 1882 d’exclusion des Chinois a pratiquement tari le flot d’immigrants, elle permettait tout de même aux marchands, étudiants et diplomates chinois de venir sur le territoire américain. Les premiers commerces furent surtout des laveries. La première ouvrit à Memphis en 1873. Mais il y avait aussi des épiceries. Entre 1930 et 1963, on ne comptait pas moins de cinq épiceries chinoises dans Beale Street. Elles furent particulièrement précieuses pour les Afro-Américains pendant la Ségrégation.
B.B. King dira « Quand vous descendiez Beale Street, vous vous sentiez vraiment investi. Parce que vous pouviez travailler dans Beale Street. Vous pouviez obtenir justice dans Beale Street. Vous pouviez avoir tout ce qu’il est possible d’avoir, dans Beale Street. »
Après les années 60 et les luttes pour les droits civiques dont Beale Street fut un des centres, les personnages de Beale Street sont allés chasser leur rêve ailleurs, laissant les grands projets de rénovation urbaine effacer peu à peu mais résolument l’âme de Beale Street.
On quitte la vie nocturne de Beale Street pour retourner à notre camion, laissant derrière nous des voitures de police qui ceinturent la rue. On croise un petit rassemblement « Black Lives Matter ».

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