Après trois semaines passées en France à me ressourcer, je retrouve avec presqu’un peu de tendresse le gamin hystérique de deux ans et sa mère irresponsable (elle avait refusé de descendre un soir que l’alarme incendie s’était déclenchée de peur de réveiller son enfant – qui devait pourtant être déjà réveillé vu le niveau sonore de la stridente alarme) qui nous servent de voisins et qui sont au coude à coude avec les jeunes adolescents de 25 ans de l’appartement de droite dans la compétition de qui fait le plus de bruit !
J’ai retrouvé Edward, Eli et Gabriel, les doormen de notre immeuble avec leur personnalité bien marquée.
Edward, vétéran (de quelle guerre ? Difficile à dire. Peut-être la guerre de Corée), lit des romans d’aventures et d’agents secrets. Il fume toujours son éternelle cigarette fatiguée sur le pas de l’immeuble (qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige – watch out kids ! the wind is pretty nasty today ! »*) et bougonne toujours autant quand le monsieur d’UPS dépose des monceaux de colis pour les 153 appartements de l’immeuble.
Eli, jeune homme avare en mots, prend toujours sa mission à cœur : à peine est-on rentré dans le hall de l’immeuble qu’Eli a déjà appelé l’ascenseur pour vous. Il sait exactement si vous avez des colis ou si la nénette du pressing a ramené les chemises de baby boy mais il ne crée jamais de proximité.
Gabriel est arrivé plus tard, en remplacement de Victor parti du jour au lendemain. Son sourire s’affiche dès qu’on passe la porte de l’immeuble ou qu’on sorte de l’ascenseur. Il est incollable en termes de météo et adore discuter des quatre saisons. Il m’a accueillie d’un « je suis vraiment heureux que vous soyez de retour ». Et bien moi aussi !!
J’ai également retrouvé New-York qui après nous avoir fait croire au printemps pendant quelques après-midi chauffés par un soleil ardent, semble ne plus vouloir sortir de la grisaille. J’ai quand même eu le temps de passer quelques entretiens dans Midtown, de me balader entre Union Square et le Flatiron district, de traverser l’East River pour aller m’encanailler à Brooklyn et j’ai même plongé en métro sous la Harlem River pour me rendre au rassemblement de Bernie Sanders dans le South Bronx.
Quand vous êtes aux États-Unis, il y quelques rendez-vous collectifs à ne pas manquer : le Super Bowl, des matchs de sport (baskets, hockey,…), des festivals (Coachella – où toutes les midinettes du moment qui se ressemblent se pressent en micro-short en jean déchiré et en blouse à dentelle –, ou Burning Man – où les participants se donnent bonne conscience en affirmant qu’ils sont venus dans ce désert non pas pour fumer de la marijuana ou faire des rencontres d’une nuit, mais pour admirer les œuvres d’artistes psychédéliques) et des rassemblements politiques. Ce sont des moments où une grande partie de la nation communie.
Ayant déjà assisté à un match de hockey pendant lequel les Red Wings de Detroit ont perdu à mon grand désespoir et ayant suivi le Super Bowl sans toujours rien comprendre aux règles du football américain, je me suis dit qu’il était temps de tenter l’aventure politique.
Me voilà donc jeudi 31 mars à Saint–Mary’s Park dans le South Bronx pour écouter Bernie Sanders et surtout observer cette cérémonie aux accents rituels.
Il est 3 heures de l’après-midi et le mail d’invitation (mail reçu après m’être dûment inscrite – démarche qui n’eut aucune utilité comme je le découvrirai plus tard) stipule que le rallye commence à 4 heures. Il fait chaud et je commence à regretter d’avoir oublié ma bouteille d’eau. La file d’attente est gigantesque et grossit de minute en minute. Un homme derrière moi crie « The Bronx feels the Bern » quand deux camions aux écrans géants, diffusant des images des discours de Sanders, passent à côté de nous. Ils font inlassablement le tour du pâté de maisons. Pendant un instant, je m’interroge sur la possibilité qu’ils roulent à l’électricité, ce qui serait pertinent pour un candidat comme Bernie Sanders qui prétend s’engager contre le réchauffement climatique. Après quelques tours, j’avise un pot d’échappement pas très net…aïe !
Du rap s’échappe des fenêtres des voitures stationnées en double file. Puis, Rihanna ambiance Drake et le travaille au corps pour qu’il soit plus sérieux https://www.youtube.com/watch?v=HL1UzIK-flA
Un gamin, avec un joint entre les lèvres et un long t-shirt blanc qui lui couvre les cuisses, essaie de provoquer le flot de supporters en criant « Donald Trump !» mais le flot, pacifique, ne sort pas de son lit.
La foule s’étend à présent au-delà de Jackson Avenue et de la 144ème rue Est et forme un long serpentin autour du parc. La plèbe est bigarrée. Autour de moi, je vois de jeunes blancs yuppies, des latinos casquette vissée sur le crâne, des punks à la demi-hawk teintée en rose, d’éternels étudiants au blouson en jean fatigué tiré des limbes d’une armoire d’adolescent, de jeunes noirs en hoodies, des métisses en créoles dorées et rouge à lèvres éclatant, des adolescents blancs – les joues constellées d’une méchante acné – un pin’s Bernie en guise de blason, des couples interraciaux et de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec leur bébé sur les épaules, des couples homosexuels dont les bébés affichent sur leur bonnet leur soutien à Bernie Sanders. Il y a des jeunes hommes qui s’embrassent, des jeunes femmes qui s’enlacent, quelques bandanas, des faux ongles vertigineux et décorés avec imagination, des voiles chamarrés de jeunes femmes originaires d’Asie du Sud-Est côtoient les barbes des hipsters, des vieilles dames – les cheveux coupés court et un sac qui a connu Woodstock et les luttes pour les Droits civiques, pendu à l’épaule. Un jeune trentenaire, devant moi, un bouquet de poils sortant de sa chemise en lin, lit « une sélection de poèmes de Walt Whitman », une bonne sœur en cornette est portée par l’élan de la foule vers deux jeunes gens en kippas et péotes.
Sur le bord de la chaussée, des marchands ambulants ont installé à la va-vite des stands de fortune pour vendre pin’s, autocollants et casquettes aux couleurs de Bernie Sanders. Personne, à mon grand désespoir, n’a pensé utile de vendre des bouteilles d’eau…
Derrière moi, les rumeurs vont bon train :
« Les portes n’ouvriront qu’à 5 heures » (même si la foule avance depuis 4h) / « Le rallye ne commencera qu’à 7 heures » (je me suis sentie défaillir à l’écoute de cette sentence) / « Tu as entendu ça où ? » – « j’ai entendu que c’était comme ça au rallye d’Hillary à Harlem » / « On ne bougera pas avant 6 ou 7 heures » (je reste confiante car je viens enfin de tourner sur la 143th street) / « Le rallye se terminera vers 8h30 mais on ne sera jamais sortis avant 9 heures (et voilà la faim qui a décidé de venir concurrencer la soif. Comment faisaient-ils à l’époque sur le forum sous le soleil romain ?).
Parfois, un « Do you feel the Bern ?» rompt le bavardage ambiant et tout le monde interrompt ses conversations pour répondre par un collectif et triomphant « Yeah ! ».
Le lecteur de Walt Whitman et ses amis débattent à présent de Ted Cruz, candidat républicain face à Trump. Ils s’amusent de la vidéo sur la famille de Cruz qui a circulé un temps sur Internet et s’essaient à de la psychologie de comptoir : « Tu sens que le type a des problèmes et qu’il cache un truc avec sa bouche qui va vers le bas » / « En même temps, avec la famille qu’il a, j’comprends ».
Un d’entre eux, énorme afro avec un peigne planté dedans, tente : « N’empêche que ce qu’il y a de dangereux c’est qu’il a une voix douce et agréable quand tu l’écoutes à la radio et que tu ne vois pas sa face et sa bouche qui va vers le bas ». Le vieux blouson en jean délavé le regarde d’un œil morne et lui répond « j’crois que j’peux pas penser qu’il a une voix douce et agréable. J’crois que c’est à cause de c’qui dit, le sens de ses propos ». L’afro hausse les épaules et le peigne tressaute.
Les flics et les services secrets sont partout et des hélicoptères surveillent la rencontre depuis le ciel.
Je passe enfin la sécurité et je suis chanceuse car seules 20 personnes derrière moi sont encore autorisées à pénétrer dans l’agora pour écouter nos tribuns du jour. L’entrée de ces derniers est rythmée par un mix de Motown, de John Lennon (avec l’inévitable « Power to the People » – nous sommes, après tout, à un rallye de Sanders !) et de musique électronique.
Le trimuvirat est bien évidemment composé de New-Yorkais (l’idée étant de remporter la prochaine primaire à New York).
Tout d’abord, Rosario Dawson a l’immense tâche de débuter le show et de chauffer la plèbe. L’actrice de 36 ans est d’une beauté et d’un charisme assez impressionnants. Elle rappelle les grandes souffrances de la ville, du 11 septembre à l’ouragan Sandie, des expulsions à l’embourgeoisement et elle martèle les deux grandes forces de la ville : la proximité et la solidarité entre New-Yorkais. Elle nous parle de sa maman qui vit dans le Lower East Side et qui après le 11 septembre est allée voir tous ses voisins pour s’assurer que tout le monde allait bien. Enfin, elle appelle à la révolution car « il y a énormément en jeu : voter pour celui qui a voté à deux reprises contre le Patriot Act, contre la guerre en Irak… Le vrai changement va du bas vers le haut».
http://www.democracynow.org/2016/4/4/love_trumps_hate_actress_rosario_dawson
Elle est suivie de Spike Lee, beaucoup moins flamboyant. Il nous parle de diversité et nous encourage à nous unifier, à voter et à convaincre nos parents de voter pour la bonne personne, i.e. Bernie Sanders.
Enfin, Residente, l’artiste puerto-ricain devenu new-yorkais, plus connu pour ses engagements en faveur de l’égalité sociale et de la paix, nous parle d’environnement, d’immigration et de pouvoir d’achat.
Et puis…le sénateur Bernie Sanders monte sur le podium, ses mèches blanches couronnent sa tête comme des lauriers tressés. « Je suis le très fier sénateur du Vermont mais je suis aussi très fier d’être né, ici, à New-York. Mon père est arrivé ici de Pologne, à 17 ans, sans un kopeck en poche. Il n’a jamais gagné beaucoup d’argent. Nous vivions mes parents, mon frère et moi dans un appartement de 3 pièces au loyer contrôlé. Donc, je sais un peu ce que c’est d’être pauvre et d’être un immigrant dans ce pays ». La foule, galvanisée, lance des hourras.
Bernie Sanders, à coups de slogans forts comme des uppercuts, reprend ses grands thèmes de campagne : « Ça suffit ! Nous ne voulons plus d’un système de justice pénale brisé, nous ne voulons plus d’un système économique truqué pour le bénéfice des plus riches ! ». D’une voix éraillée, défendant les cols bleus contre les cols blancs, il mène la charge contre Wall Street, les intérêts pétroliers, les lobbys, l’establishment, le racisme institutionnel dans l’éducation, la police (d’un petit coup d’œil jeté aux rangs de flics derrière moi, je remarque une jeune fliquette, visiblement subjuguée, qui filme la rencontre avec son téléphone portable), la justice mais aussi contre le marché du travail inégalitaire, les discriminations contre les populations indigènes des États-Unis, un système de santé élitiste…
Tel César au Sénat, « Coacto senatu iniurias inimicorum commemorat. Docet se nullum extraordinarium honorem appetisse »**, il s’en prend aussi à Hillary Clinton.
Je me suis surprise à scander « Bernie ! Bernie ! » avec la foule déchaînée.
La rencontre se termine, je retrouve le chemin du métro par St-Anne’s Avenue et la 149ème rue, partiellement éclairées par les lumières de Fresco Pizzeria et de 99 cents Papa Inc.
I did feel the Bern !
*“Attention, les enfants! Aujourd’hui, le vent est sacrément mauvais!”
**« Au Sénat réuni il rappelle les injustices commises par ses adversaires. Il montre que lui n’a visé aucun honneur exceptionnel» – Discours de César au Sénat – De Bello Civili I.12
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