Dans le Lyft m’emmenant à un énième entretien au fin fond du New Jersey, la conductrice écoute à la radio une sorte de prédicateur : « Vous êtes formidable, extraordinaire ! Vous êtes un chef d’œuvre ! ». Je commence peu à peu à croire que le prédicateur s’adresse à moi, pour me redonner confiance juste avant un entretien. « Ne vous freinez pas. Commencez à voir en vous le chef d’œuvre que Dieu a créé. Répétez-vous que vous n’êtes pas ordinaire ».
J’ai l’impression que le discours n’est pas construit et qu’une phrase en entraîne une autre, qu’une idée en fait germer une autre et le rythme devient entêtant. « Si vous pensez que vous n’êtes pas digne de considération, vous allez devenir exactement cela ». Je repense à la soirée précédente où je tentais de dire à Baby Boy que, échouant à trouver un travail, j’avais vraiment l’impression d’être inutile. Je me redresse sur mon siège, tire les épaules vers l’arrière et continue à écouter le prédicateur.
Il nous raconte l’histoire d’une jeune femme qui se voyait comme un chef d’œuvre et qui a réussi des choses incroyables (« alors qu’elle n’était même pas jolie » – toute à mon imprégnation dans le discours, je note quand même que cette remarque pas vraiment bienveillante fait tache dans la bouche d’un homme de Dieu qui a, semble-t-il, consacré sa vie à servir l’humanité et pas seulement les clones de Ken et Barbie). Et je m’interroge sur le lien entre beauté et réussite…
Je ne suis pas très confiante pour l’entretien qui se dessine. La veille, j’avais demandé au recruteur au téléphone s’il s’agissait bien d’un entretien pour un poste en Ressources Humaines. Il m’a répondu qu’il s’agissait en effet d’un poste de Compensation&Benefits (Rémunération&Avantages). Un peu dubitative, j’interroge Baby Boy qui très justement me répond que je n’ai rien à perdre.
Me voilà donc sur le bord de l’Interstate 78 entourée de forêts du New-Jersey, à côté d’un bâtiment en verre qui semble avoir été déposé au hasard par une grue paresseuse.
Comme je le craignais, je passe 45 minutes en entretien collectif pour un job de vendeur en assurances. En face de moi, s’assoit une jeune femme dont je ne peux que remarquer les faux ongles violet pointus – l’espace d’un instant je suis projetée quelques années en arrière où adolescente je convoitais les faux ongles dont ma sœur s’ornait les doigts à l’occasion. Elle est rejointe par une autre jeune fille dont j’apprendrai par la suite qu’elle est pistonnée par son beau-frère qui travaille dans la boîte. Le piston étant parfaitement assumé et encouragé ici, elle en fait une fierté. A sa gauche, s’installe peu après une dame d’environ 55 ans au visage peu amène. Enfin, à ma droite, un monsieur d’une soixantaine d’années prend place. Il a un jean bleu clair avec une grosse ceinture de cow-boy et de grosses baskets de course.
J’écoute lointainement le discours du recruteur qui nous parle de son entreprise. Je me rends compte encore une fois que le processus de recrutement est complètement différent ici. Aux États-Unis, c’est entendu que le candidat ne connaît rien de l’entreprise pour laquelle il postule et c’est pour cette raison qu’à chaque entretien j’ai droit à une présentation générale, redite de ce que j’ai pu lire la veille sur Internet. En France, l’absence de connaissances sur l’entreprise pour laquelle on postule est pratiquement éliminatoire.
Je remarque que l’orateur est plutôt meilleur que la plupart de mes précédentes rencontres. Il a commencé par briser la glace de manière certes incongrue pour moi mais créant ainsi une artificielle proximité : « Si je parais crevé, c’est que je le suis. Mon fils est dans la phase où il veut monter dans notre lit à 3 heures du matin ». Toutefois, avant qu’on ait pu complètement imaginer la chambre à coucher au papier peint fleuri, la couette épaisse tirée par le marmot et les deux parents dans des pyjamas assortis, le recruteur nous sort de ce décor à la Laura Ashley pour commencer un jeu de questions-réponses sur les assurances auquel je participe mollement.
Mes yeux commencent à balayer la pièce et mon attention est rapidement attirée par une tâche maronnasse sur la manche gauche de la chemise du porteur de baskets. Pourquoi diable, j’apporte toujours un soin bien particulier à ma tenue lors d’entretiens alors que franchement mes congénères n’en font pas autant et que de toute façon tout le monde s’en fout?
La pièce n’offrant pas beaucoup d’attractions, je reporte mon regard sur le recruteur qui en est arrivé à la partie que tout le monde attendait : l’argent ! D’abord, il nous explique sa motivation pour rejoindre cette entreprise : « Mon but était une reconnaissance financière pour soutenir le mode de vie auquel j’aspirais. Avant de rejoindre cette entreprise, je travaillais dans la construction. Je suis venu dans cette boîte parce que mon meilleur ami qui a tout de suite travaillé pour cette entreprise en sortant de la fac, gagnait énormément d’argent et je le voyais. Je n’ai pas fini la fac, moi mais j’ai réussi et je gagne des cargaisons d’argent tout en travaillant de 9h à 5h ».
Une seule question émane de l’assemblée subjuguée à la fin de l’argumentaire de vente du recruteur. La dame au visage peu aimable s’interroge sur la difficulté du poste proposé. Le recruteur explique à nouveau qu’il accompagnera chacune des nouvelles recrues dans les premières prospections de clients mais que c’est à nous de conclure le marché sinon, il ne voit pas pourquoi il n’empocherait pas l’argent du marché.
Je reprends un Lyft dans l’autre sens. Le chauffeur me confirme que je suis dans un trou paumé et qu’il avait des doutes sur l’adresse que j’avais fournie via l’application sur mon smartphone. Le sentant enclin à discuter, je lui demande s’il est chauffeur Lyft à plein temps : « Normalement j’ai un autre job, qui paie bien. Mais là, j’ai une semaine de repos et je me suis dit : ‘ok, comment faire de l’argent pendant cette semaine ?’ ».
Si je ne rate pas mon permis, je pourrais toujours faire chauffeur Lyft.
On passe devant un immense panneau publicitaire planté sur le bord de l’autoroute où la tête d’un homme blanc et âgé et visiblement riche proclame «tu n’obtiendras pas de médaille parce que tu essayes mais parce que tu as des résultats ». Je le snobe en détournant le regard : de toutes façons, je n’ai jamais aimé les breloques !
Bien dit ma leilou ta dernière phrase c’est tout toi !!! J’adoooore… transféré à doubidou…il va en avoir de la lecture oooooulala