Au départ de Charleston, nous longeons la côte atlantique pour rejoindre Savannah quelque 170 kilomètres plus loin. La région offre de merveilleux endroits bucoliques, des réserves de vie sauvage et de petites îles peu fréquentées. Hélas, dans notre planning serré, nous n’avons pas prévu de nous arrêter longuement.

Nous marquons toutefois un arrêt sur le bord de la rivière Edisto à une cinquantaine de kilomètres de Charleston pour une petite randonnée de 2,5 kilomètres dans la nature. Nous sommes seuls à parcourir le sentier parfois immergé dans de longues flaques. La flore y est opulente. On y croise des cyprès, les racines plongées dans le marécage, des pins et des yuccas à leurs pieds. Des champignons ont élu domicile sur les troncs d’arbres tombés à terre.

Nos pas nous mènent même sur les traces d’un ancien chemin de fer dont il ne reste plus grand-chose. Donc, même si nous avions l’impression, devant le calme qui règne et la foisonnante nature, que nous étions les premiers explorateurs, nous avons été précédés. Il y eut d’abord les Premières Nations. Il y avait la tribu des Edisto, qui vivait entre Savannah et le fleuve Edisto. Originaires de l’Ile de St-Hélène, ils ont migré vers cette zone de la Low Country dans les années 1500. Leur terre a été acquise par la nouvelle colonie de Caroline entre 1670 et 1686 et la petite tribu d’Edisto ne survécut pas aux raids des colons destinés à capturer des esclaves ni aux maladies rapportées d’Europe.

Les tribus indigènes avaient déjà cultivé la terre lorsque les premiers colons arrivèrent, pensant découvrir une terre vierge. En effet, les Premières Nations pratiquaient l’agriculture sur brûlis, ce qui leur permettait au-delà de la culture maraîchère, de rendre la terre plus fertile pour le gibier, de dégager des routes pour les déplacements et de se débarrasser d’invasions d’insectes.

Les colons européens, tout en adoptant des méthodes indigènes, ont cultivé la terre de manière plus intensive. Ils ont également importé des graines et des herbes d’Europe, en ayant en tête les paysages « du vieux continent » avec des champs cultivés et des prairies. La zone subit aussi alors une déforestation dramatique qui eut pour conséquence d’aggraver grandement l’érosion des sols et de provoquer le colmatage des cours d’eaux environnants.

Au fil des années, cette nouvelle agriculture changea radicalement le paysage des zones rurales de la Low Country, notamment avec la mécanisation de l’agriculture et le glissement d’une agriculture de subsistance à une agriculture commerciale.

Cela commença notamment par la culture du riz. Le riz ? Me direz-vous. Mais nous sommes loin des rizières en terrasse du Vietnam et du Cambodge. Je vous répondrais que certes, nous ne sommes pas en Asie mais que le riz se cultivait aussi (et encore un peu dans une certaine mesure) dans les marécages au bord de l’océan atlantique.

L’Histoire voudrait que le riz eût été introduit en Amérique du Nord par un capitaine de bateau ayant dû faire réparer son navire dans le port de Charleston. Ayant sympathisé avec un certain M. Woodward – notable éminent de la ville – il lui offrit un paquet de riz. Ce dernier eut l’idée de tenter la culture de cette graine et eut plutôt du succès. La nouvelle se répandit et chacun voulut essayer.

Enfin, chacun voulut mettre ses esclaves à contribution et cela eut pour conséquence d’accroître la demande d’esclaves. Bientôt, la Caroline du Nord nourrissait en riz l’ensemble des Etats-Unis.

Les esclaves devaient d’abord vider les marécages, ils devaient ensuite abattre les arbres, souvent nombreux, tout en plantant le riz entre les souches. Une fois les graines dans la terre, ils réacheminaient de l’eau. Ensuite, pendant toute la période de croissance des graines, les esclaves devaient inlassablement débarrasser manuellement la zone de toute mauvaise herbe. Enfin, il fallait récolter le riz et le stocker. Les jambes immergées des heures durant dans de l’eau boueuse, la nuque et le crâne exposés au soleil impitoyable du printemps et de l’été, les mains et les bras harassés des gestes répétitifs.

Pour paraphraser un auteur dit des Lumières, « c’est à ce prix-là que l’Amérique mange du riz ».

Entre Histoire et Nature, cette petite pause hors du temps nous a fait du bien.