L’esprit un peu ailleurs – surtout loin des quatre murs de cette salle de réunion – je regarde distraitement une présentation PowerPoint commentée par le patron de notre Division, anciennement le patron du Commerce avant que le précédent grand patron ne démissionne. Une diapositive attire mon attention. Ce sont des ronds verts, rouges et orange, comme des feux de circulation, qui symbolisent la performance de notre Division et celle de deux de nos concurrents.

J’aime beaucoup quand les idées sont illustrées ainsi, cela a souvent plus d’impact et finalement les spectateurs retiennent l’image associée à l’idée. La performance ainsi présentée est déclinée et « analysée » à plusieurs niveaux : la performance commerciale, la performance marketing, la performance du recouvrement des dettes, la performance du Service clients… Ce dernier niveau est en rouge chez nous et en vert chez nos deux concurrents.

Petite précision utile, nos concurrents sont présents sur le marché depuis des dizaines d’années quand nous ne sommes actifs que depuis 10 mois.

Ce rouge m’interpelle et je regarde dans tous les coins de la diapositive la source qui permet une telle affirmation. Rien. La diapositive est désespérément blanche aux angles. Je regarde mes collègues avec l’espoir de saisir au vol un regard de mutuelle (in)compréhension. Rien. Mes collègues notent les infos sur leur carnet. Je tente une question en levant la main : d’où viennent ces données ?

Mon chef entreprend de m’expliquer qu’elles proviennent d’une observation empirique : il reçoit beaucoup d’appels de clients mécontents. Dans mon esprit, les interrogations se bousculent. Que signifie précisément beaucoup ? 5 appels par semaine ? A quel moment, estime-t-on qu’il s’agit d’un nombre alarmant ? Étant donné que les personnes ont plus tendance à se plaindre qu’à féliciter, comment juge-t-on ce mécontentement ?

Je pose finalement la même question en ce qui concerne les concurrents. On me répond que nos concurrents font appel à des cabinets de conseil qui enquêtent et produisent ces analyses. Je m’enquiers de l’utilité pour nous de participer à ce type d’enquête. Je me mords les lèvres pour  ne pas expliquer que cela nous permettrait d’aller au-delà de l’observation empirique. Or, j’apprends immédiatement par ma collègue assise à ma gauche que cette étude sur nos concurrents date de janvier 2014. Nous sommes en janvier 2018.

Résumons donc, le patron de notre Division sur le territoire des Amériques construit une vision et une stratégie en fondant ses analyses sur une observation empirique et très personnelle de notre performance et sur une étude sur nos concurrents datant de quatre ans. A ce niveau d’approximation, il est en effet superfétatoire de noter des sources.

Je laisse mon chef à son show et je me replonge dans mes pensées, mon regard s’échappant par la fenêtre donnant sur Times Square. Quelques jours auparavant alors que je travaillais sur une liste des pires tweets de Trump en 2017, j’avais lu avec surprise et scepticisme un de ses tweets de ce début d’année qui affirmait que son taux de popularité parmi les africains-américains avait doublé.

En le lisant, je m’étais demandé là encore sur quelle analyse était fondée une telle affirmation. Un taux de popularité qui double, cela paraît très positif. Mais il double par rapport à quoi ou à qui ? En réalité, le Président américain reprenait les propos d’un invité d’une émission sur Fox News, le seul média respecté par Trump, qui disait le 16 janvier 2018 : « Believe it or not, through all this negative coverage, they did a survey of 600,000 people about how black America views this president. His numbers have actually doubled ». Brian Kilmeade s’est semble-t-il appuyé sur un sondage effectué par la société SurveyMonkey qui a interviewé des centaines de milliers d’Américains depuis la prise de pouvoir par Trump. Pourtant, les résultats fournis par SurveyMonkey au New-York Times montrent au contraire une baisse significative du taux de popularité de Trump parmi les Africains Américains.

Trump teweet ratings african-americans

En rentrant dans le détail, on se rend compte que 23% des hommes africains-américains et 11% des femmes africaines-américaines approuvent l’action du Président américain. Le New-York Times démontre également que les agents de Trump ont donc fait une moyenne grossière des deux pourcentages et sont arrivés à la conclusion que 17% des Africains-Américains étaient favorables à Trump en décembre 2018 lorsque les sondages de sorties des urnes en 2016 n’accordaient à Trump que 8% d’opinions favorables au sein  de cette communauté. Or, les personnes interrogées par SurveyMonkey ne sont pas tous des électeurs alors qu’évidemment les opinions favorables recueillies dans les bureaux de votes sont celles d’électeurs.

Une fois encore, l’habillage est bel et bon et permet d’asséner un mensonge en le formulant comme une vérité inattaquable et de comparer deux données incomparables, un peu comme des coups de fil de clients mécontents en 2018 avec des données statistiques d’une étude datant de 2014.

En repensant à ce tweet et à la démonstration hasardeuse de mon chef, je me demande, les yeux à présent bien fixés sur les écrans de Times Square, si cette approximation de la pensée, ce règne de l’à-peu-près n’est finalement pas une généralité aux États-Unis. Personne n’a vraiment le temps de vérifier les informations car un scoop en chasse un autre, que des millions d’êtres humains sur Terre rafraîchissent frénétiquement leur fil d’actualité Facebook pour être certains de ne rien louper et de surtout toujours occuper leur esprit. Sur les écrans de Times Square défilent en continu les publicités pour des films, le taux de la Bourse en direct, des réclames pour de nouvelles marques. On surfe dans la vie, au travail comme on surfe sur Internet, dans une recherche boulimique et superficielle de l’information.

Ecrans à Times Square

Nous voulons surtout être diverti et la société américaine a, je crois, poussé à son paroxysme le divertissement comme outil de gestion de la population. Dans ce contexte, Trump n’est finalement pas un accident de l’Histoire mais plutôt un représentant logique de cette société. Il faut divertir et être diverti. Étymologiquement, divertir c’est détourner l’attention et Trump fait exactement cela, lorsqu’il multiplie, en une journée, les tweets sur des sujets variés, allant d’une réflexion sur le G20 à son arrêt express pour jouer au golf dans une de ses propriétés de Floride pour conclure la journée en insultant le père d’un athlète américain arrêté en Chine pour vol à l’étalage. En 140 signes, les sujets ne sont bien évidemment pas développés. Son style d’écriture original et bancal oblige les commentateurs à s’intéresser à la forme plutôt qu’au fond. Les mineurs de Pennsylvanie,  les mines de charbon fermant les unes après les autres malgré les promesses de campagnes de Trump, sont encore plus démunis qu’avant mais divertis par le bouffon en chef, ils lui renouvellent leur confiance.

Dans la société du spectacle chacun contemple son bouffon et occulte consciemment ou pas la lente dérive vers l’autoritarisme. Comme l’écrivait Guy Debord « la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité surgit dans le spectacle et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante ».

Tout comme personne n’a jugé bon d’interroger notre chef sur ses sources, l’esprit complètement embrumé par la jolie présentation, en le confortant dans son « analyse » et en créant ainsi une réalité parallèle, Trump se crée également une réalité parallèle dans laquelle il évolue et il exige une adhésion totale à sa mystification.

Il a d’abord entrepris méthodiquement de saper la confiance dans les organes de presse en popularisant le concept de « fake news » et en dressant la liste des journaux à bannir parce que justement ces derniers ne se laissaient pas divertir.  A coups de déclaration tonitruante, de vocabulaire inédit et de tweets mensongers, il a produit un monde parallèle où les suprémacistes blancs sont finalement des gens bien (« fine people »), où le changement climatique est un canular organisé par la Chine, où les écoles privées sans contrôle sont en passe de devenir le modèle d’éducation, où un hypothétique mur à  la frontière sud du pays est un rempart contre des violeurs et voleurs fantasmés, où le cours de la Bourse est devenu le seul indicateur de réussite, uniquement quand celui-ci est en hausse. Pascal théorisait le divertissement comme intrinsèque à la condition humaine car permettant à l’homme d’échapper au terrible non-sens de sa condition de mortel. Les États-Unis avec Trump, Facebook, les shows grandioses organisés ont poussé l’expérimentation du divertissement à son point maximum et le peuple est tenu d’applaudir.

Guy Debord encore : « Le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence ». Comme sur Facebook où l’on compte frénétiquement le nombre de likes, où l’on fait la publicité de sa vie qui se doit d’être hyper remplie et donc ainsi validée, dans la vie réelle le peuple doit applaudir sous peine de se voir ostracisé. Ainsi, à la suite du Discours sur l’État de l’Union, Trump a fustigé les représentants démocrates car ces derniers ne l’ont pas applaudi. L’applaudissement est la forme la plus pauvre de l’assentiment car il n’exige pas de réflexion, il produit du bruit littéralement qui empêche la réflexion. Lorsqu’on applaudit, on est pris par le mouvement et le bruit que cela suscite et souvent on suit une émotion propre ou l’émotion de la foule qui nous entoure. Pour Trump, les représentants démocrates qui n’ont pas applaudi sont des traîtres. Nous voilà à présent complètement dans la Cour d’un Roi.

Tout comme dans une entreprise où le discours du chef n’est pas remis en cause et où celui qui daigne s’interroger est mis de côté, les États-Unis se trouvent sur une pente glissante vers l’autoritarisme. Le peuple qui détient le pouvoir est en train de le laisser au bouffon et le bouffon actuel, comme ses illustres ancêtres Brusquet et Chicot, est loin d’être fou.

Entre deux manifestations devant la Trump Tower, un sitting au pied du Dakota Access Pipeline, des coups de fil à son représentant au Congrès et une Marche des Femmes à Washington ou à New-York, relisons Le Droit à la Paresse de Paul Lafargue, assis sur notre canapé, une tasse de thé fumante à la main. Nous pouvons aussi espérer que Trump connaisse le même destin que le bouffon Triboulet…

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