Après avoir remonté au pas de course la 8ème avenue et avoir rêvé devant les sacs en vitrine du TJMax, je m’engouffre dans un immeuble en travaux. ” ‘Morning! ” au réceptionniste droit comme un i dans son uniforme noir. Je continue mon chemin dans un dédale de couloirs tous recouverts de planches en bois avant d’arriver aux ascenseurs. ” ‘Morning! ” au garçon d’ascenseur qui me répond d’un tonitruant ” GooOOOood MoOOrning! “

L’immeuble est vieillot, les ascenseurs grincent et la moquette est épaisse. Je passe devant un tas de journaux Politico qui titrent sur le prochain affrontement Trump-Clinton depuis que sans grand enthousiasme Bernie Sanders a apporté son soutien à Hillary. Puis, je pousse la porte du bureau dont la plaque annonce fièrement le nom de la firme. Enfin, dans un souci d’homogénéité, toutes les portes portent ce blason cuivre avec le nom de leur pavillon.

Les pièces sont exiguës et on peine encore à donner une identité à ce bureau mais il reste fonctionnel.

De manière assez inattendue, n’étant pas d’un naturel très sociable, je vis assez bien le fait de partager mon bureau avec deux autres personnes, de partager leurs coups de gueule, leurs coups de téléphone (perso ou pas), leurs coups de chaud, leurs coups de cœur, leurs coups de griffes… J’ai développé une capacité impressionnante à faire abstraction et je considère sous un nouveau jour l’absence de considération pour l’autre que j’expérimente chaque jour à New-York: même dans une rue bondée, les New-Yorkais trouvent le moyen de ne pas s’effleurer; dans un ascenseur, personne ne se salue; les portes se referment sur mon nez car personne ne pense à retenir la porte pour moi… Ce n’est pas de l’indifférence ou du rejet de l’autre, c’est uniquement le fruit d’un conditionnement lié au prix du m² à New-York et donc à l’obligation de partager son bureau avec d’autres représentants de l’espèce humaine. Une fois dehors, il n’y a que vous et rien que vous qui compte.

A New-York, vous ne faites pas que partager le bureau en profitant des odeurs plus ou moins ragoutantes du déjeuner que votre collègue engloutit face à son écran d’ordinateur, vous partagez aussi son intimité. En effet, les toilettes sont un lieu édifiant de partage. Tout d’abord, et de manière universelle, je crois, les femmes se retrouvent devant le lavabo pour se complimenter sur leur tenue respective avant de débriefer la réunion avec Chiffemolle*, leur patron/ne et de partager leurs avis. Ensuite, elles sont collectives, c’est-à-dire qu’elles sont à  disposition de l’ensemble des femmes ou des hommes travaillant au même étage même s’ils ne travaillent pas pour la même entreprise. Elles sont sur le palier, comme dans les immeubles haussmanniens.

Là où le New-Yorkais a poussé le partage à son paroxysme c’est que les murs et les portes des cabinets de toilette partant du haut du crâne pour arriver en haut du mollet et ne se touchant pas, je fais pipi avec la version audio de la feuille de chou people du bureau alors même que je ne connais pas Chiffemolle et qu’après tout je m’en fiche car tout ce que j’ai en tête c’est ce foutu tableau Excel à terminer et rendre à Grosnaze*. Je ne m’éternise pas aux toilettes car je ne serais pas surprise de voir une tête à l’envers à hauteur de mes chevilles me demander ce que je pense de la discussion en cours devant les lavabos.

Ce que j’apprécie en revanche dans cette promiscuité intime c’est que c’est une excellente manière de se tenir au courant des dernières tendances sous-vêtements de Victoria Secret’s en zieutant les culottes roulottées aux chevilles de vos camarades incontinentes.

Je retourne à mon bureau noyé par les sirènes des pompiers, des ambulances et des flics qui animent le trafic routier de la 8ème avenue et s’ajoutent aux soupirs et jurons de mon collègue de gauche et aux conversations sans fil ni interlocuteur visible de mon voisin d’en face dont un câble blanc pend continuellement de l’oreille droite.

Pour changer du tableau Excel, je tente de me lancer dans la rédaction d’une présentation PowerPoint sur la rétention de talents mais là, Ô misère, Ô désespoir! Le clavier qwerty n’est qu’un lointain cousin de mon clavier azerty adoré. Dire que je me vantais silencieusement de ma dextérité de dactylo des années 50 dont les doigts filent sur le clavier sans que les yeux quittent l’écran. Là, impossible, mes phrases semblent appartenir à une langue inconnue et sans accent.

Si le salaire et les opportunités de carrière restent les deux principaux leviers de fidélisation, les collaborateurs ne s’en contentent pas. Or leurs attentes complémentaires sont en décalage avec la perception des employeurs”… Cela donne la chose suivante sur un clavier qwerty:

3 Si le sqlqire et les opportunites de cqrriere restent les deux principqux leviers de fid2lisqtionm les collqborqteurs ne s4encontentent pqs< Or leurs qttentes co,ple,entqires sont en d2cqlqge qvec lq perception des e,ployeurs3

Avec Corneille, je soupire devant le désastre et me demande : “N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Après le déjeuner, généralement une salade dans un Tupperware que je me suis amoureusement préparée le matin même et un Balisto jaune (denrée secrètement rapportée de France), j’essaie de m’échapper quelques longues minutes et je fais le tour du pâté de maison en poussant jusqu’à Central Park ou jusqu’à la 9ème avenue pour admirer la vitrine d’un magasin des Arts de la Table.

Lorsque je lève les yeux de mon écran pour aller me chercher une eau de coco dans le frigidaire de la cuisine (les snacks à volonté – petite merveille du monde du travail américain), je me rends compte que mes collègues de la pièce d’à côté sont tous partis…sans dire au revoir. Je me promets de leur écrire un mail pour leur proposer une idée révolutionnaire: se dire bonjour et au revoir, rien qu’une fois, pour essayer et voir ce que ça donne. J’ai déjà oublié le lendemain prise par des urgences insensées et momentanées vite chassées par d’autres urgences.

Ai-je le droit de penser et d’écrire que je me surprends parfois à regretter le temps où je flânais dans les rues, le nez vers les gratte-ciels, en prenant le temps de savourer, un appareil photo dans une main et un carnet dans l’autre, la splendeur vivace de New-York?

* Ces surnoms ne visent personne en particulier. C’est bien connu: tout le monde déteste son chef!