Peu enthousiasmés par les embouteillages que nous trouvons à la sortie de Denver, nous quittons l’Interstate 70 pour une longue route de traverse qui nous mène en parallèle du trafic autoroutier à travers les verts coteaux des Rocheuses.

Nous descendons enfin vers le tunnel Eisenhower à 3401 mètres d’altitude entourés de pistes de ski en sommeil pour la saison. La descente est assez épique dans notre roulotte, flanquée de chaque côté par des pick-up et des 33 tonnes rutilants.

Nous n’avons pas encore identifié d’endroit où dormir pour la nuit et dépassons, songeurs, un Walmart.

Non pas que la perspective de dormir dans l’angle d’un parking de supermarché nous paraisse irrésistible mais parfois cela peut s’avérer une bonne solution de dépannage. Walmart, comme le précise son site Internet, souhaite dans une démarche de reconnaissance offrir la possibilité aux voyageurs en camping-cars de dormir sur leur parking tant ces derniers dépensent leurs deniers dans les magasins Walmart pendant leur chevauchée. D’ailleurs, notre œil dès lors averti, à l’approche d’un parking Walmart, identifiera presqu’immédiatement les squatters bienvenus.

Après une délibération de quelques secondes, nous continuons notre chemin et atteignons bientôt Glenwood Springs. Nous faisons une pause sur une aire d’autoroute et caressons furtivement l’idée de pouvoir y passer la nuit, à l’ombre des arbres et au rythme des clapotis du cours d’eau tout proche. Baby Boy va s’enquérir auprès d’un routier qui inspecte le châssis de son impressionnant bahut. Sa silhouette dépasse à peine des roues du monstre métallique. « yeah, yeah, amma pretty sure y’all can sleep here ». Un panneau nous informe plus loin de l’interdiction stricte de passer la nuit sur les lieux.

Glenwood Springs

Nous continuons alors notre quête et de guerre lasse, nous nous arrêtons bientôt sur une aire d’autoroute aux dimensions industrielles et peuplée de nos congénères à 6 roues et plus.

Baby Boy décide d’emmener Demi-Portion se défouler les jambes au bord de la rivière pendant que je nourris Numéro Bis.

Je les retrouve en train de discuter avec Ali sur un petit pont au-dessus des flots. Ils viennent de faire connaissance. Ali a la silhouette mince et élancée, une barbe de trois jours et les cheveux noirs courts.

Ali est un refugié irakien. Anciennement chauffeur Uber, à présent chauffeur routier, il connait bien cette aire de repos qui est un peu un havre après avoir parcouru tant de kilomètres bitumés à travers l’Amérique. Baby Boy et Demi-Portion regagnent bientôt notre roulotte. Demi-Portion a manifestement bien secoué ses mollets et souhaite maintenant remplir son estomac avec un apéro.

Numéro bis calée sur la hanche gauche, je reprends la conversation avec Ali. Il s’est improvisé pécheur il y a 3 mois. Connaissant le coin, il savait qu’il aurait quelques prises près de Rifle Pond. « Cela me passe le temps. Cela me relaxe. Je n’attrape pas grand-chose et de toute façon je relâche mes proies. ». Il vit en Arizona. Je remarque qu’on est un peu loin de cet Etat. Il me dit qu’il roule ainsi toute l’année dans tous les Etats. Il me confie qu’il roule 11h par jour pour 14h de paie comme le stipule une loi fédérale. Il m’explique qu’il y a un compteur dans la cabine de son camion et qu’il ne doit absolument pas dépasser 11h de conduite par jour. Les 3 heures supplémentaires comptabilisées servent à couvrir les pauses et le déjeuner. Il trouve que c’est un métier moins abrutissant et plus satisfaisant que chauffeur Uber. Il a d’abord conduit des 33 tonnes mais a récemment changé pour la conduite de camions à plateau. On évoque, en riant, la descente vertigineuse vers le tunnel Eisenhower. Je lui dis qu’avec un poids-lourd, cela ne doit pas être évident. Il hausse les épaules : il a parcouru ce chemin tellement de fois.

Sa femme, irakienne, vient de perdre son travail à cause de la pandémie. Il précise que chaque dimanche, elle doit remplir sur le site Internet du Département du Travail de l’Etat d’Arizona un questionnaire qui stipule qu’elle n’a pas de travail, qu’elle en cherche et qu’elle n’en trouve pas même si elle parfaitement prête à travailler. Le regard qui s’envole au-dessus de ma tête, Ali ajoute « c’est un peu déprimant ».

Nous discutons de l’Amérique et de leur installation en Arizona. Ali m’informe qu’après avoir été contraints de quitter l’Irak, ils sont restés 3 ans au Liban avant de rejoindre les Etats-Unis en 2006 sous le statut de réfugiés. Il a deux filles de 11 et 5 ans et ses yeux brillent soudainement à leur évocation.

« Ma femme est irakienne de parents palestiniens ». D’un sourire triste, il conclue « les Palestiniens sont partout » et retourne à ses hameçons.

Je rejoins notre caravane où le fumet d’un bon dîner m’accueille. Je m’arrête un instant devant la cabine du conducteur et réalise alors que notre maison sur roues est bien modeste en comparaison des monstres qui la flanquent.

Le soir, dans le silence de notre chambre de fortune à l’arrière du camping-car, nous mettons au point les derniers détails du lendemain. Nous explorerons le Colorado National Monument. Pour cela, il nous faudra nous lever tôt.

Nous nous réveillons avec les premières lueurs du jour. Nos compagnons de route d’un soir sont déjà partis vers d’autres horizons.

Lorsque nous atteignons le Colorado National Monument, quelques gouttes de pluie bienvenues s’écrasent sur nos joues, dans un ciel autrement bleu.

La première partie de notre randonnée est une mise en jambe plutôt agréable le long de la route principale – Rimrock Drive –avec plusieurs arrêts à des points de vue spectaculaires. Nous méditons un moment sur la force de la nature devant The Fallen Rock. C’est une impressionnante roche qui se détache lentement de la falaise pour s’affaisser dans le Ute Canyon. Sa chute due à la lente mais redoutable érosion prend bien évidemment plusieurs siècles. Pourtant, on pourrait croire qu’elle vient de s’effondrer avec fracas. La formation chinle sous les pieds de ce molosse s’est peu à peu ramollie sous l’effet de l’eau et le géant a tout simplement glissé. 

Fascinés, nous le sommes aussi par ces étranges cailloux qui semblent composés d’innombrables feuilles de parchemin.

En début d’après-midi dans une chaleur sourde, nous entamons la longue randonnée à travers le Monument Canyon (9,6 kilomètres). Les couleurs sont flamboyantes entre l’orange vif, le pourpre profond, le rouge rayonnant et le brun éclatant. La randonnée est éprouvante en plein après-midi mais les paysages sont époustouflants. Nous descendons complètement au creux du canyon en délaissant peu à peu les roches arides pour des frondaisons verdoyantes nourries par les cours d’eau qui ont creusé et continuent de creuser cette formidable faille.

La nature a patiemment sculpté le paysage autour de nous. Nous apercevons de drôles de bombonnes que l’administration du Parc a baptisé Coke Ovens (Haut-Fourneaux à Coke) continuant notre chemin, nous rencontrons une drôle de perdrix suivie de ses petits. Son partenaire n’est pas loin mais semble guetter l’horizon. Elle est perchée sur de longues pattes et s’assure que le chemin est sûr avant d’encourager sa progéniture à s’aventurer. Baby Boy est loin devant. Je cède bien évidemment le passage à la perdrix et patiente, fascinée par son petit manège.

Un dépliant récupéré à l’entrée du parc nous promet d’éventuelles rencontres avec des sortes d’iguanes à collier, des coyotes et des couguars. Notre bestiaire sera légèrement diffèrent : en plus de la maman gallinacé, nous côtoyons d’agiles petits lézards qui paressent sur les pierres chaudes, des geais de pinède qui éclairent la palette de peintre de leur bleu chatoyant et des urubus à tête  rouge qui croassent dans les cieux.

Bientôt, notre sentier est salué par un immense couple de roche qui s’embrasse. La fatigue se fait sentir. Toutefois, le paysage est tellement grandiose et, complétement seuls dans cette immensité, nous avons le sentiment d’une totale liberté, que nous continuons d’avancer. Nous ne pensons pas au chemin du retour et à la grimpée qui nous attend.

Nous atteignons enfin Independence Monument qui donne son nom, vous l’avez deviné, au canyon. Un drapeau planté à son sommet claque au vent.

Arrivés le soir à notre camping Saddlehorn, autour de notre feu de camp, à la lumière d’une lune pleine, nous ne regrettons pas les efforts de la journée tant les images qui peuplent nos esprits nous enchantent.