Nous quittons notre abri pour la nuit au Welikite Family Campground.

La veille, alors que Baby Boy branchait tous les tuyaux du camping-car, notre voisin inspectait ses grosses Harley Davidson, de peur que les grêlons de la soirée aient abîmé ses cylindrées. S’engage alors, entre Baby Boy et notre voisin, une petite conversation anodine sur la météo, la nature, le camping pendant que je prépare pour le dîner l’intérieur de notre maison sur roues.

Baby Boy finit par rentrer en me disant : “ne t’inquiète pas (je m’inquiète donc instantanément). Notre voisin a un flingue glissé dans la ceinture de son pantalon ». Je regarde alors par la fenêtre de notre micro-salle à manger. Notre voisin est penché sur son barbecue et la crosse de son pistolet sort franchement de son jean.

Je m’étonne que dans un camping familial, un campeur porte à la ceinture un revolver pour préparer son barbecue. Quelles peurs ou habitudes le poussent à ne pas se séparer de son arme ?

Après le dîner, nous sortons prendre l’air avec Demi-Portion et Numéro Bis alors qu’un jeune cerf termine son repas à 30 mètres de nos roues. Je détourne discrètement le regard vers la caravane de notre voisin de gauche et j’aperçois une mini-hache plantée dans une souche d’arbre. Cette hache ne sert clairement pas à découper du bois – c’est interdit dans les campings – et je trouve que la présence d’une seconde arme est clairement déconcertante. Un autocollant Trump 2020 colore le flanc de sa roulotte.

Alors que Baby Boy débranche le camping-car, nous allons, avec Demi-Portion nous défouler (surtout Demi-Portion, soyons honnête) au terrain de jeux du camping. Le terrain de jeux est une petite ville de l’ouest américain reconstituée en miniature avec le saloon, la prison accolée au bureau du shérif et un General Store. En périphérie de cette maquette de ville, deux énormes tipis s’enfoncent dans la terre rendue meuble par les averses de la veille. Demi-Portion après avoir délaissé ce qui me paraît être un pilori qu’elle a grimpé et descendu plusieurs fois, s’attarde auprès des tipis et s’interroge sur les dessins qui ornent les parois de ces tentes.

Notre programme de la journée est la visite de Mount Rushmore et du Crazy Horse Memorial. La juxtaposition des deux monuments devrait nous donner un petit aperçu de l’histoire tourmentée des Black Hills.

Le Mémorial de Crazy Horse est le résultat d’une initiative privée. Commencée en 1948, l’œuvre de Korczak Ziółkowski demeure encore inachevée. Etant donné qu’il ne s’agit pas d’un Monument National financé par le pouvoir fédéral, le Mémorial compte sur la propension des visiteurs à dépenser leurs deniers dans les magasins de souvenirs et dans les restaurants du lieu et l’entrée est bien évidemment payante. Cela donne un petit côté parc d’attraction à l’ensemble. J’avais lu il y a quelques mois un article du New Yorker très intéressant sur le Mémorial. Il relatait notamment toutes les controverses entourant la construction du site.

(https://www.newyorker.com/magazine/2019/09/23/who-speaks-for-crazy-horse).

De la plateforme où nous nous tenons entre le magasin de souvenirs, le restaurant, l’atelier du sculpteur et une scène où se produiront plus tard des danseurs lakotas, nous apercevons le monumental visage de Crazy Horse. La sculpture finale devrait représenter Crazy Horse à cheval pointant devant lui l’avenir, la direction à prendre ou un ennemi bien présent dans ces Black Hills sacrées.

Korczak Ziółkowski aurait pu choisir un autre chef indigène mais Crazy Horse représente bien la fougue de la jeunesse, une tactique militaire impressionnante qui conduira à la défaite écrasante des troupes de Custer – sinistre personnage. Crazy Horse est aussi reconnu pour son courage et son leadership exemplaires face à l’implacable machine génocidaire nord-américaine.

Korczak Ziółkowski a acheté les terres où se trouve le site de sa sculpture et a conçu son projet comme une réponse claire au Mont Rushmore. Le choix de Crazy Horse divise car ce projet monumental rend bien évidemment justice aux Premières Nations mais abîme quelque peu la mémoire de Crazy Horse dont l’histoire a aussi retenu son humilité. De plus, dynamiter une terre sacrée semble aller à l’encontre de tout ce pour quoi Crazy Horse s’est battu.

Nous arrivons au Mount Rushmore quelques jours seulement avant un discours de Trump devant les bustes de 4 présidents américains. Ce qui a pour conséquence de limiter l’accès des touristes au monument.  La promenade n’a pas grand intérêt et nous prenons une photo rapide en créant une mise en abyme entre une histoire de Curious George (personnage de livres pour enfants très connu aux USA) et le mont des Black Hills complètement dénaturé par les imposants visages présidentiels.

Nous nous rendons ensuite dans le Lincoln Borglum Visitor Center pour une petite conférence d’un ranger. Le Centre d’information porte le nom du fils du sculpteur du Mont Rushmore, Gutzon Borglum, qui avait rejoint son père sur ce chantier et qui lui succéda. Gutzon, fils de Mormons, fut un sculpteur de génie influencé par Rodin et fasciné par les proportions monumentales, raciste, antisémite et membre du Ku Klux Klan. Adepte des théories nativistes (rejet des immigrants autres que les WASP), il voit le Mont Rushmore et ses sculptures comme le testament de la grandeur des Etats-Unis. C’est en 1923 que naît l’idée d’inscrire dans la pierre des Black Hills les « héros du Vieil Ouest ». C’est en 1925 que les parlementaires fédéraux et du Dakota du Sud autorisent la mise en œuvre d’une telle proposition. Borglum, alors occupé à sculpter un Mémorial Confédéré en Géorgie, rapplique, toutes affaires cessantes, dans le Dakota du Sud. Les levées de fond peuvent commencer pour un projet qui durera jusqu’en 1941. Borglum choisit quatre présidents qui représentent bien selon lui l’esprit américain : Abraham Lincoln, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt and George Washington.

Le ranger, afin d’animer sa mini-conférence, pose des questions au public. L’une d’entre elles : que peut-on retenir de ces 4 présidents ?

Dans ma tête, avec les Black Hills en arrière-plan, je me dis :

  • Abraham Lincoln a ordonné la déportation de membres de la Nation Navajo et des Apaches Mescalaros en 1863, les forçant à parcourir à pied 800 kilomètres à travers le Nouveau-Mexique. Je pense aussi au massacre de Sand Creek de 1864.
  • Thomas Jefferson, initiateur de la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis, était quand même un grand esclavagiste sur sa belle propriété de Monticello et a violé continuellement une esclave, Sally Hemings, devenue mère de ses enfants. Jefferson n’a jamais émancipé Sally Hemings. Même s’il considérait les Premières Nations comme des peuples égaux aux colons blancs, il fut l’un des premiers artisans de leur déportation vers l’Ouest et de leur assimilation forcée.
  • Theodore Roosevelt – après être devenu veuf, a quitté New York pour les Etats du Dakota où il a vécu quelques années dans un ranch. A son retour à New York, en janvier 1886, il donna une conférence pendant laquelle il revint sur son expérience dans les Dakotas : « Je n’irais pas jusqu’à dire que tout bon Indien est un Indien mort mais neuf fois sur dix, c’est le cas. Je ne me pencherais pas beaucoup sur le cas du dixième. Le cowboy le plus vicieux a plus de vertu morale que l’Indien de base » :
  • George Washington était plutôt admiratif des compétences militaires des combattants des Premières Nations qu’il a d’abord rencontrés pendant la Guerre de Conquête qui dura de 1754 à 1763 (la guerre des Français et de leurs alliés des Premières Nations contre les Britanniques). Pragmatique, Washington sait que la république naissante d’Amérique doit accaparer les terres des Premières Nations. Il encourage alors ses concitoyens à faire preuve de justice et d’humanité dans leurs relations avec  les tribus qu’ils rencontrent. Lorsque la majorité des membres des Premières Nations refuse de vendre les terres, Washington ordonne à ses soldats d’ « extirper » les récalcitrants. Après avoir ravagé le pays Iroquois, ces derniers affubleront Washington du surnom peu enviable de « town destroyer » (destructeur de ville).

Alors bien-sûr, courageuse mais pas téméraire, je me tiens coite devant le ranger sauf pour partager qu’on doit à Theodore Roosevelt la préservation de plusieurs territoires. Une fois au pouvoir, Roosevelt batailla en effet pour engager les Etats-Unis sur la voie de la protection de l’environnement en donnant l’impulsion pour la création de 50 forêts nationales, 51 réserves fédérales ornithologiques, 4 réserves nationales de gibier, 5 parcs nationaux et 18 monuments nationaux.

J’ajoute que c’est en chassant l’ours à Yellowstone (nous ne sommes pas à une contradiction près) et voulant épargner le bébé de l’ourse qu’il venait d’abattre, que Roosevelt, malgré lui, donnera à la langue anglaise l’expression Teddy Bear pour désigner un ourson en peluche.

Nous repartons tous satisfaits de cet échange pendant lequel nous avons tous poliment évité toute controverse.

Nous terminons la journée par une baignade dans le Lac du Horse Thief où l’eau fraîche nous ravigote après une chaude journée.