Le petit Oleg Roitman est né le 8 mars 1962 à Odessa en Ukraine. C’était un jeudi, cela a son importance pour la suite de l’histoire. Le 8 mars est aussi la date mondiale de la lutte pour les droits de la femme mais à cela, Oleg n’est pas trop familiarisé. Ce qui l’intéresse ce sont les mathématiques et plus précisément le calcul mental pour lequel il développe une vraie passion très jeune.

A l’aube de la trentaine, il décide d’en faire un métier. Il aurait pu rejoindre le KGB, comme il se plaît à le rappeler, mais décide plutôt de devenir artiste de rue. C’est lors d’un séjour à San Francisco, alors qu’il découvre les artistes de rue du front de mer qu’il décide d’émigrer aux Etats-Unis. Il atterri à New York et va d’échec en échec et décide de devenir taxi. Ce seront ses passagers qui profiteront de son savoir et de son impressionnante dextérité à manier mentalement les nombres.

Je monte dans son taxi un soir tard, en  sortant de Port Authority – la gare routière, pour me rendre à mon premier cours de broderie dans Soho. Il est grand, la chevelure abondante et grise et des yeux bleus perçants. Pas un sourire. Au début pas un mot, je comprends plus tard que c’est pour me laisser le temps de lire le texte qu’il a collé sur la vitre qui nous sépare.

Le texte est précédé d’un avertissement : « Ne lisez aucun document dans mon taxi ce soir ou vous serez incapable de trouver le sommeil cette nuit ». Je suis déjà en train de lire ce document (sinon je n’aurais pas pu prendre connaissance de l’avertissement – CQFD et surtout cela incite à lire la suite).
Je lis consciencieusement le document qui détaille les prouesses en calcul mental du conducteur du taxi tout en distillant des critiques à peine voilées à l’encontre des nouvelles technologies , des gouvernements en place et met en garde contre la tentation qu’un passager pourrait avoir de lui confier ses malheurs : « And do not tell me your empty life stories, I am not your psychiatrist ».

Le décor est planté. Je n’interagis pas avec mon conducteur et regarde plutôt les rues de Manhattan défiler devant moi. Oleg finit par rompre le silence en me demandant, dans un accent russe très prononcé, si j’ai lu le document sous mes yeux. Alors que je lui réponds positivement, il me confirme ses dons en me précisant qu’il est russe et que le KGB aimerait s’offrir ses services.

Il semble particulièrement d’humeur bavarde mais quand je tente un rapprochement hasardeux KGB-Poutine-Oleg, le silence se fait dans le taxi. Je me sens un peu bête.

Après quelques blocs, il reprend la conversation et me demande ma date de naissance. En moins d’une seconde, il m’affirme que je suis née un vendredi.

Il ne me laisse pas une seconde de répit et me demande si je suis mariée. Ma réponse lui permet de dérouler une longue litanie de reproches à l’encontre du mariage qu’il conclut en me tendant une sorte de carte de visite sur laquelle est représentée une paire d’alliances avec comme légende : « The world’s smallest handcuffs – wedding day – one more fallen brother ». Commence à se dessiner l’univers d’Oleg fait de prouesses mentales et d’humour un peu rêche. Sa capacité à passer d’un rire chaleureux à un silence glacial et vice-versa est déstabilisant et en même temps intriguant. Je suis épatée par le personnage qu’il a réussi à se construire.

Il m’interroge ensuite sur la date de naissance de Baby Boy pour pouvoir me dire qu’il est né un lundi. Ma curiosité commence à être piquée et je me tortille vers l’avant du véhicule pour tenter d’apercevoir, à travers la vitre de séparation, une calculatrice, un calendrier géant, une liste sans fin de dates, bref quelque chose qui explique ce mystère. Mais rien, Oleg utilise semble-t-il sa propre méthode Trachtenberg.

Je lui demande comment il fait et il laisse échapper un rire tonitruant. Il finit par répondre que tout est mental et qu’il a des capacités supérieures et exceptionnelles.

Il finit par me déposer à l’angle de Spring Street et de Prince Street sous une pluie fine en me tendant deux petits papiers résumant ses exploits. Il me souhaite une bonne soirée en démarrant en trombe vers d’autres clients à épater. Je me dis alors que j’aimerais bien monter à nouveau dans son taxi.