Nous sommes arrivés à Savannah sous une petite bruine, bien différente de la forte pluie persistante de Charleston. Lorsque nous avions fait part à nos amis américains de notre projet d’aller à Charleston, ils nous avaient conseillé d’aller aussi à Savannah. Cela semble être en effet le duo gagnant des vacances express des Américains quand ils s’autorisent à prendre une semaine loin du travail.

Dans mon esprit, nous allions donc visiter deux sœurs jumelles. Effectivement, certes situées dans deux Etats différents, ces deux villes partagent un passé similaire de villes côtières esclavagistes.

Toutefois, la ville de Savannah nous a paru plus riche historiquement et culturellement. Cela ne veut absolument pas dire que Charleston a tout à envier à sa cousine du Sud mais que Savannah rend peut-être plus accessible son histoire.

Donc autant l’écrire dès maintenant, nous avons été beaucoup plus conquis par Savannah que par Charleston. Nous avons aussi pu discuter avec des habitants de la ville, ce que nous n’avions pas eu l’occasion de faire à Charleston – et cela modifie beaucoup l’expérience.

Notre hôtel était en centre-ville à quelques pas de la Mairie, de rues commerçantes piétonnes et du fleuve Savannah. Comme nous le faisons presque systématiquement, quand nous sommes en goguette en dehors de New-York, notre première journée est consacrée à découvrir la ville au gré de déambulations improvisées. Nos pas nous mènent tout d’abord au campus historique de SCAD – le Savannah College of Art and Design, Ecole d’art plutôt réputée fondée en 1978 et qui a des bâtiments dans toute la ville.

On passe par de petites ruelles pittoresques bordées de maisons au style tantôt fédéral tantôt Greek revival. Des parcs essaiment au cœur de la ville et sont parfois mitoyens de cimetières.

J’ai à l’esprit les descriptions de la ville de John Berendt où des personnages hauts en couleurs évoluent dans une Savannah encore un peu ensommeillée, à l’ombre des grands arbres aux branches chargées de fleurs aux saveurs sucrées.

La ville est organisée selon un plan simple autour de places carrées. Ce plan est la concrétisation de la vision d’Oglethorpe – militaire britannique fondateur de la colonie de Géorgie. A l’origine, Oglethorpe avait une vision de Savannah assez modeste car il pensait que les grandes villes ne provoquaient que de gros problèmes. Ses plans organisaient la ville autour de quatre places carrées et arborées. Les rues de la ville s’étendent de chaque côté des places selon un quadrillage strict.  La seule place encore bordée des maisons historiques originales est la place Calhoun, du nom du vice-président d’Andrew Jackson (fervent défenseur de l’esclavage et avocat déterminé de la déportation des Premières Nations au-delà du Mississippi). Cette place est construite sur une fosse commune où gisent des centaines d’esclaves.

Fun Fact : Oglethorpe avait banni les avocats de la colonie de Savannah à cause de problèmes légaux personnels.

Aujourd’hui, Savannah compte 22 places carrées et la ville s’est étendue selon le plan imaginé par Oglethorpe. Toutes sont uniques et très belles, ourlées d’arbres gigantesques, ornées de statues ou de fontaines. Certaines résonnent parfois de notes de saxophone pour le plus grand bonheur de Demi-Portion et de Numéro Bis.

Nous aimons beaucoup la promenade au bord du fleuve Savannah où nous croisons des musiciens de rue, quelques touristes à la recherche d’un endroit où se restaurer face à des bateaux à roues d’un autre temps. En remontant vers la Mairie, nous croisons des canons flanqués des armes françaises et d’un hommage au roi Soleil. Troublante rencontre dans un Savannah de 2021.

L’Histoire est présente partout dans les rues, au détour d’une place, sur les façades des maisons, au coin d’une église. Nous nous arrêtons pour visiter la cathédrale St-Jean-Baptiste. Son architecture gothique et l’aveuglante blancheur de ses murs rompent radicalement avec la modestie des habitations alentour et avec l’ombre moelleuse offerte par les vénérables chênes de la place adjacente – Lafayette Square.

Nous admirons la façade de la villa Mercer-Williams qui est le lieu emblématique du roman de John Berendt – Minuit dans le jardin du bien et du mal (critique du livre ici).

Une manière originale de découvrir la ville serait de suivre un itinéraire qui relierait les 22 places de la ville. Nous avons choisi de construire nos promenades autour des maisons iconiques de la ville. Cela nous a permis, toutefois, de nous reposer sous la jupe des arbres et sous les silhouettes de quelques hommes illustres.

Nous avons ainsi croisé, au-delà de notre compatriote lointain venu soutenir la révolution américaine, le sinistre avocat et homme politique John C. Calhoun, William Pitt, ardent défenseur de la colonisation de la Géorgie, William Harris Crawford qui fut ambassadeur en France en 1812, Samuel Elbert, natif de Savannah, soldat de la guerre d’indépendance et protecteur des tribus natives environnantes ou Nathanaël Greene dont les faits d’armes sont honorés par un immense obélisque qui orne Johnson Square. Savannah honore ainsi ses hommes politiques et ses héros de guerre.

Johnson Square

La ville honore également John Tecumseh Sherman. On pourrait s’étonner que cette ville du Sud, longtemps confédérée et dont la richesse a longtemps reposé sur l’esclavage des populations déportées d’Afrique, honore cet homme politique et général de l’armée de l’Union. C’est pour une raison toute particulière : Sherman, brillant stratège militaire était aussi un sanglant combattant pratiquant la technique de la terre brulée dans toutes les villes où ses troupes passaient. Il obtint ainsi la capitulation de toutes les armées confédérées de Floride, de Géorgie et des Carolines. Mais, il épargna Savannah et en fit la seule ville à ne pas être détruite sur son passage.

Nous traversons Madison Square qui doit son nom au 4ème président des Etats-Unis. La place est entourée de bâtiments typiques du Savannah du 19eme siècle avec des architectures Greek Revival, Gothique ou Romane. On y trouve la villa Green-Meldrim qui abrita un temps les quartiers de Sherman. Un peu plus au nord, il y a la résidence Francis Sorel où résida Robert E. Lee en 1862 alors qu’il commandait les troupes confédérées.

On continue nos balades, dépassons la modeste maison de Flannery O’Connor (née à Savannah le 25 mars 1925) et traversons un parc aux arbres barbus et aux bourgeons naissants. C’est le Parc Forsyth avec sa majestueuse fontaine…et son monument en hommage à des généraux confédérés.

Pour clore cette journée, nous décidons de continuer nos flâneries sur le bord du fleuve auquel on accède après une volée d’escaliers en pierre et le long de rues pavées. Il faut s’imaginer qu’initialement les chemins de Savannah étaient des sentiers de sable. Ils ont été peu à peu pavés par le ballast des navires accostant au port de la ville et avec des pierres venues à la fois de la côte mais aussi du Nord-Est des Etats-Unis, du Canada, de France, d’Espagne ou du Portugal. Cette variété rend particulièrement unique le pavage des rues de Savannah.

Nous découvrons également des entrepôts en voutes à quelques mètres du bord du fleuve. On apprend qu’ils ont été construits par l’architecte d’origine irlandaise Charles Blaney Cluskey. Plusieurs théories sur leur utilité circulent. L’une veut que ces entrepôts servaient à parquer les esclaves tout justes débarqués des navires. Il y avait d’ailleurs des maisons d’enchères d’esclaves toutes proches.

En mars 1859, Pierce Butler, endetté jusqu’au cou, mis aux enchères un groupe de 436 esclaves, principalement des familles avec enfants. Afin d’optimiser les profits, les familles étaient constamment séparées. Ce fut la plus large enchère d’esclaves aux Etats-Unis. Un monument rend hommage à ces familles déracinées, déchirées et réduites en esclavage pendant ce qu’on appelle « the weeping time » (le temps des sanglots).

Ces entrepôts auraient également servi à l’entreposage de tonneaux en bois contenant les denrées déchargées des navires marchands.

Lors de nos promenades, entre chien et loup, dans les rues de la ville, je remarque que beaucoup de maisons historiques portent un petit blason indiquant pour qui la maison avait été originellement construite. En faisant plus attention, je note que beaucoup de commanditaires étaient des femmes.

Deux hypothèses : soit Savannah était au 19eme siècle particulièrement progressiste et plusieurs femmes atteignaient un tel statut social qu’elles pouvaient indépendamment faire construire et devenir propriétaire de leur villa soit les hommes détenant le pouvoir politique et financier mettaient leurs maisons au nom de leur femme pour éviter qu’elles soient saisies lors d’une éventuelle décision de justice visant à éponger des dettes.

Une dame que nous rencontrons sur son perron balaie d’un revers de la main la première hypothèse : selon elle Savannah n’a jamais été et n’est pas une ville progressiste. Elle a émigré de New York 20 ans auparavant et n’arrive toujours pas à s’ajuster à la mentalité du Sud qu’elle trouve « étriquée et intolérante ». Et pourtant, en 1964, dans son discours de nouvelle année, Martin Luther King Jr  a déclaré que Savannah était « la ville la plus déségréguée au sud de la ligne Mason-Dixon ».

Le guide que nous accompagnons à travers les rues de Savannah le lendemain confirme la seconde hypothèse – à ma grande déception, ayant voulu m’accrocher à une société fantasmée du 19eme siècle où les femmes avaient réussi à acquérir un réel niveau d’indépendance financière et sociale.

Il nous indique toutefois la maison de Juliette Gordon Low – femme indépendante et fondatrice des Scouts féminins des Etats-Unis.

Il nous indique aussi que la brique dont est fait la majorité des maisons historiques de Savannah fut taillée par des générations d’esclaves et que littéralement la ville de Savannah fut donc construite par des esclaves.

Enfin, nous rejoignons le cimetière du Colonial Park avec ses tombes éparpillées et caressées par les usnées des arbres. On y croise la dernière demeure de Nathanaël Greene (les cendres de ce dernier ont été depuis déplacées vers Johnson Square) et de John Maitland, de James Johnston – le premier éditeur et imprimeur d’un journal en Géorgie – de William Scarbrough – visionnaire et promoteur du bateau à vapeur sur l’Atlantique – et de Joseph Vallence Bevan – premier historien officiel de Géorgie. J’ai l’impression d’être suivie par le fantôme de Minerva – médecin Voodoo de Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal.

Nous déjeunons au Crystal bien calés sur des banquettes en skaï bordeaux dans un décor un peu suranné. Nous optons pour les spécialités culinaires de la Low Country : beignets de tomates vertes, crevettes et un cobbler à la pêche (le fruit symbole de la Géorgie).

Nous quittons Savannah des images et des histoires plein la tête.