Nous partons tôt pour Selma sous un soleil déjà bien présent. Environ 81 kilomètres séparent Montgomery de Selma, par le chemin le plus court. Un peu comme Charleston ne va pas sans Savannah pour moi, Montgomery ne va pas sans Selma. Dire que ces deux villes sont intimement liées est un euphémisme tant elles sont dramatiquement unies par leur histoire commune.

On arrive par la route 80 et se dresse alors devant nous le tristement célèbre pont Edmund Pettus. J’ai vu ce pont des centaines de fois, dans des films (le merveilleux film Selma d’Ava DuVernay notamment), dans des documentaires ou dans des livres. Le voir en vrai est vivre un rêve éveillé.

On gare notre voiture de location au pied de ce pont que des dizaines d’autres voitures traversent.

Le pont est baptisé ainsi en hommage à Edmund Winston Pettus, sénateur de l’Alabama pendant une dizaine d’années. On pourrait s’arrêter là et considérer comme complètement anodin le fait de baptiser un pont d’Alabama par le nom d’un avocat et sénateur de l’Etat.

Toutefois, le portrait ne serait pas complet si ne mentionnions pas le fait qu’Edmund Winston Pettus, né dans une famille d’esclavagistes dont la fortune provient directement de l’exploitation d’êtres humains dans des champs de coton, fut également un officier supérieur des forces confédérées et qu’après la défaite de ses troupes et la fin de la guerre, il fut un des dirigeants du Ku Klux Klan, organisation qui a activement participé à son élection au Sénat.

Il était un idéologue et n’était pas mû par des considérations économiques concernant l’esclavage. Il était convaincu de la suprématie blanche et voyait dans la Guerre de Sécession le moyen de la préserver. Ajoutons également pour parfaire le portrait de ce personnage qu’après la guerre américano-mexicaine, en 1849, il s’est engagé dans des forces paramilitaires en Californie pour combattre les tribus indigènes. Enfin, le pont n’a pas été baptisé ainsi à sa mort mais en 1940.

Selma était connue pour être la « Reine de la Black Belt » et était une ville plutôt prospère dont la richesse venait surtout de la culture du coton. Mais depuis les années 60, la ville perd des habitants à raison d’environ 3% par an. Aujourd’hui, elle compte environ 16 000 habitants dont une majorité d’Afro-Américains (82,27%).

Demi-Portion et Numéro Bis sont contentes d’être libérées de la ceinture de la voiture et s’égaient au pied du pont, bordé par une petite forêt.

Nous parcourons les panneaux explicatifs rédigés à la fois par l’Etat d’Alabama et par l’Equal Justice Initiative (pour en savoir plus sur cette ONG, c’est ), un œil sur les commentaires et un œil sur les deux minis qui regardent perplexes les visages gravés dans le bronze de John Lewis, d’Amelia Boyton Robinson (qui fut avec son mari à l’initiative, en 1965, des Marches pour l’application du Droit de Vote) et de Marie Foster. Il y a une sorte de mémorial qui semble improvisé et en tous cas pas très bien entretenu au pied du pont.

Nous descendons des marches branlantes en bois qui mènent à la forêt et au fleuve Alabama. Le sous-pont est complètement laissé à l’abandon, quelques graffitis décorent un peu piteusement les piliers.

Nous remontons et entreprenons de traverser ce pont dans le sens contraire des marcheurs du Bloody Sunday. Nous ne nous parlons pas, un peu émus de marcher au même endroit que John Lewis et Hosea Williams et de quelques 600 autres manifestants et plus tard de Martin Luther King.

Les voitures nous dépassent sur la route à vive allure. Sous un soleil triomphant, nous arrivons à Selma, de l’autre côté du pont. La ville est écrasée de chaleur. Nous ne croisons pas de piétons. La rue principale est bordée de magasins qui semblent fermés sans être réellement à l’abandon.

L’ambiance qui se dégage des rues est très étrange, comme celle d’une ville venant tout juste d’être désertée par ses habitants. Les immeubles sont courts, de deux étages, en pierre blanche, avec cette façade crénelée typique du Sud, me semble-t-il, et que l’on retrouve dans les Westerns.

Nous nous arrêtons dans le petit Office du Tourisme de la ville. L’accueil y est chaleureux. Hélas, les salles du Musée sont fermées à cause de l’épidémie de Covid.

Toutefois, quelques photos sont exposées au rez-de-chaussée, retraçant la marche de Bloody Sunday et les marches successives. On retrouve les images tristement célèbres des troupes du Gouverneur George Wallace faisant face aux manifestants pacifiques marchant pour le droit de vote. En effet, malgré la Loi pour les Droits du Citoyen de 1964, les Afro-Américains étaient confrontés à des difficultés insurmontables pour s’inscrire sur les listes électorales, notamment dans le Sud des Etats-Unis.

On retrouve sur ces clichés John Lewis, dans son petit imperméable beige, les mains dans les poches, un sac à dos sur les épaules, une cravate noire nouée au cou, comme un jeune écolier avec pourtant un air déterminé sur le visage. John Lewis eut le crâne fracturé.  Amelia Boyton Robinson perdit connaissance sous les coups de matraque. La brutalité de la répression de cette manifestation pacifique fit sinistrement écho à l’assassinat du militant politique Jimmie Lee Jackson par un policier. C’est cette mort qui est à l’origine des différentes marches de Selma à Montgomery.  Une mort qui s’inscrit dans une dramatique lignée de lynchages à Selma.

A la suite de cette première marche du 7 mars 1965, qui fut donc stoppée dans le sang à la sortie de Selma, une deuxième marche est organisée le 9 mars. Les marcheurs sont alors rejoints par Martin Luther King mais sont contraints de faire demi-tour en arrivant sur le pont. Quelques jours plus tard, 3 pasteurs blancs, venus à Selma sur invitation de Martin Luther King, sont brutalement agressés par des membres du Ku Klux Klan. Un des 3 pasteurs décèdera de ses blessures.

Enfin, une troisième marche est organisée et 3200 manifestants y participent depuis Selma. Nous sommes alors le 21 mars et les manifestants vont alors parcourir une vingtaine de kilomètres par jour en dormant soit dans les champs de fermiers alliés soit en contrebas des routes.

Lorsque les manifestants arrivent à Montgomery, ils sont plus de 20 000. Parmi eux, Viola Liuzzo, militante blanche des Droits Civiques. Elle résidait à Detroit dans le Michigan et avait entendu l’appel de Martin Luther King. Elle avait averti son mari qu’elle rejoindrait la Marche à Selma car « ce combat concerne l’humanité ». Elle fut assassinée par des membres du Ku Klux Klan au volant de sa voiture alors qu’elle revenait de l’aéroport où elle avait déposé des manifestants prêts à rentrer chez eux après la Marche. Elle laissa 5 enfants derrière elle. Elle fut inhumée à Detroit en présence de Martin Luther King, Jimmy Hoffa et de Roy Wilkins.

Le 6 août 1965, le Président Johnson signe la loi du Droit de Vote qui rend illégale toute discrimination raciale dans l’exercice du droit de vote.

Une fois sortis de l’Office du Tourisme, nous décidons de nous balader dans les rues de Selma. La ville est très belle et semble se délecter de cette douceur de fin d’après-midi chaude où tout semble aller au ralenti. Les voitures qui traversaient le pont ont disparu et je ne serais pas étonnée de croiser des chats errants s’étirant sous les rayons du soleil.

Nous reprenons la voiture pour découvrir l’église d’où sont parties les marches et la cité qui la borde. En 1952, la municipalité de Selma accepte des fonds fédéraux destinés à construire des logements à loyer modéré, les George Washington Carver Homes Projects. Ces résidences ont ensuite été officieusement baptisées « le visage du Mouvement des Droits Civiques » car Martin Luther King et d’autres leaders du Mouvement venaient diner et dormir chez ses habitants alors qu’ils tentaient d’organiser la lutte pour le Droit de Vote à Selma et dans le Sud des Etats-Unis. Beaucoup de ces familles ont fait partie des groupes de  militants pour les Droits Civiques.

Plus loin dans la ville, nous croisons la maison d’Edgar Gayce, né en 1877 et décédé en 1945. Un panneau sur le trottoir nous apprend qu’Edgar Gayce était un voyant internationalement reconnu qui a toujours refusé de tirer profit de ses admirables capacités de voyance. Il a géré de 1912 à 1923 un petit studio de photo dans sa maison tout en offrant des séances de voyance et de spiritisme. Aussi incongru que puisse être la présence d’un mystique et voyant au coin de la rue, je trouve cela entre parfaitement en résonnance avec l’ambiance de la ville.

Nous reprenons la route pour Montgomery en croisant les 3 sites officiels où les manifestants ont pu se restaurer et camper pendant la Marche du 21 mars 1965. Nous nous arrêtons quelques minutes sur le site de ce qu’on a appelé la Ville-Tente. En effet, après la promulgation de la Loi du 6 août 1965 sur le Droit de Vote, des centaines d’afro-américains se sont inscrits sur les listes électorales.

Dans le Sud, ces métayers et ces serfs afro-américains étaient les directs descendants des esclaves qui avaient travaillé sur ces mêmes terres. Les propriétaires terriens blancs étaient les descendants des esclavagistes fermiers. Le système de servage était donc l’héritier direct de l’esclavage. Lorsque les propriétaires terriens ont vu leurs serfs s’organiser et s’inscrire sur les listes électorales, ils ont paniqué imaginant leur pouvoir et leur mainmise sur les différents appareils du gouvernement de l’Alabama leur échapper. Ils ont donc organisé toute une campagne de terreur et de chantage pour décourager leurs serfs de s’inscrire sur les listes électorales. Ils ont mis dans la balance le travail et le logement de ces familles sur leurs terres contre l’exercice du droit de vote. En clair, si tu votes, je t’expulse des terres et tu perds ton travail.

En décembre 1965, sur le bord de la route reliant Selma à Montgomery, a jailli, presque du jour au lendemain, un groupement de tentes. On estime que 40 familles ont ainsi été expulsées, trouvant refuge hors du comté, ou chez des membres de leur famille ou encore dans ces abris de fortune au bord de la route. Pendant environ deux ans et demi, 8 familles ont survécu là. Ces évictions étaient monnaie courante dans le Sud des Etats-Unis dans les années 60. Une fois dans les tentes, ils étaient harcelés et même attaqués par des groupes racistes. On lit avec émotion le témoignage de Mary Williams du Comté de Fayette dans le Tennessee qui raconte comme elle a été réveillée brusquement la nuit par un violent coup de feu. « J’ai sursauté. Earl (son mari) n’a pas tout de suite réalisé qu’on lui avait tiré dessus. Lorsqu’il a roulé sur le lit, une trainée de sang est apparue sur le drap…la balle avait traversé son bras. Un centimètre plus haut et c’était sa tête qui était touchée ou alors notre bébé ou même moi. ». Les fusillades depuis la route étaient fréquentes sur ce lopin de terre abandonné par la municipalité, sans eau courante ni électricité (il y a eu notamment une épidémie d’hépatite). Pour se protéger, les résidents prenaient des tours de garde en se dissimulant dans les buissons alentours.

Lorsque nous arrivons à Montgomery, nous nous arrêtons, alors que soleil a déjà bien entrepris sa  descente vers Morphée, au complexe scolaire de St-Jude – le dernier campement des marcheurs avant l’arrivée au Capitole. Cette école est située dans un quartier historiquement afro-américain de Montgomery. Lorsque les marcheurs, extenués, y sont arrivés, ils ont été accueillis par les habitants du quartier, les bras chargés de nourriture et d’eau et certains ont même hébergé des manifestants pour la nuit.

Aujourd’hui, les bâtiments ont été transformés en immeubles d’habitation.

Alors que nous rentrons dans notre maison temporaire pour une dernière nuit à Montgomery, nous proposons à Farris, notre hôte, de prendre l’apéritif ensemble.

Demi-Portion et Numéro Bis jouent dans nos pieds, pendant qu’à la demande de Farris, nous contons nos aventures en Alabama. Elle nous raconte alors comment à 15 ans, en défiant l’interdiction de ses parents, elle est allée retrouver les marcheurs à St-Jude où elle était étudiante. Elle nous fait vivre alors l’excitation portée par l’espoir et la camaraderie de milliers de personnes qui croyaient alors en l’égalité entre les hommes.