Nous restons en Alabama le temps d’une étape à Little River Canyon. Nous garons le camping-car sur un grand parking où quelques voitures et deux vans solitaires occupent le bitume. Plusieurs personnes empruntent le large escalier de bois qui descend vers la rivière au fond du canyon.

Nous nous arrêtons un instant devant le panneau d’introduction de cette réserve nationale et nous nous rendons compte que le domaine va bien au-delà du bord de la rivière. Nous descendons à notre tour les marches de bois et arrivons à un petit ponton surplombant une modeste cascade mais dont les minuscules gouttelettes nous rafraîchissent.

Cette cascade, de 14 mètres, annonce le fameux canyon mais nous devons reprendre le camion pour y accéder.

Durant des millions d’années, The Little River a patiemment sculpté ce canyon de 200 mètres de profondeur – l’un des plus profonds de l’Est des Etats-Unis – au cœur de la Lookout Mountain. Le canyon s’étire sur 18 kilomètres dans un écrin moelleux de verdure.

Nous remontons dans le camping-car pour rejoindre un point de vue plongeant sur le canyon. Nous nous arrêtons d’abord dans un petit renfoncement sur la route pour découvrir d’étranges plantes rampantes rouges et blanches accrochées à d’immenses plaques de grès. Elles portent un nom poétique, tout aussi évocateur que leur apparence. Ce sont des Diamorpha. Elles se nourrissent de l’eau restée dans les cavités de la roche. Elles sont hélas en voie de disparition.

On apprend que la réserve nationale abrite plus de 100 espèces rares de végétaux et d’animaux. D’ailleurs, sept espèces de Trichoptères, auparavant jamais scientifiquement identifiées, ont été découvertes dans le canyon.

On continue la route vers un autre point de vue. On hésite à mettre nos chaussures de randonnée. On abandonne l’idée quand on réalise que le chemin est pavé.

Nous sommes d’abord seuls puis nous remarquons la présence d’un ranger dont l’uniforme beige et la barbe rousse courte ferait un très bon camouflage dans cet environnement rocheux.

Il monte sur un des poteaux qui délimitent le belvédère. Ajuste ses jumelles et balaie du regard le canyon à nos pieds. Sa tête alterne doucement et précautionneusement de droite à gauche.

Son regard se porte à nouveau sur notre petit groupe. On entame la conversation en lui disant à quel point nous trouvons le paysage enchanteur. Il sourit et nous dit « Faites gaffe quand même, les services du shérif mènent une chasse à l’homme en ce moment dans le canyon ». Cela nous refroidit d’un coup. « Ils sont à la poursuite d’un type dont la cavale l’a entrainé ici ». Notre curiosité est piquée, il faut que nous en sachions plus. Le type est-il dangereux ? « Oui et non. Les services du shérif le soupçonnent de transporter beaucoup de drogues sur lui. Il en a peut-être même consommé. Cela peut altérer son comportement ».

On se retourne vers le canyon et Demi-Portion tire sur nos t-shirts pour connaître le nom des fleurs. Le ranger, Caleb, cale à nouveau ses jumelles sur les yeux. Je m’imagine que ce doit être, d’une certaine manière, un peu divertissant.

Baby Boy lui demande quels sont les chemins de randonnées qu’il recommande. C’est devenu notre ébauche de conversation sur la route. Caleb nous en indique quelques-uns. Il regarde nos pieds chaussés de savates. Avant que nous puissions le rassurer sur notre équipement, il nous dit qu’il nous a observés descendre du camion avec nos chaussures de randonnée. « Je sais que vous êtes équipés ».

Il s’adosse au poteau du promontoire. « On ne dirait pas comme ça mais le canyon peut être dangereux. On a eu 8 morts en 2020. » Il nous raconte des histoires de personnes imprudentes. Un jeune homme de 18 ans qui s’est noyé en kayak. Il a fallu mettre sur pied une mission de secours de deux jours. Les plongeurs ont attaché son corps à une pierre pour passer la nuit avant de le remonter. Les frais sont à la charge de la famille.

« Les gens, ici, ne font pas de randonnée. Ils ne sont pas là pour profiter de la nature. »

On lui raconte nos déconvenues. Mammoth Cave d’abord. Caleb hoche la tête. «  C’est intéressant si vous prenez la visite guidée avec un ranger. ».

On lui parle ensuite de Holly Springs National Forest et notre consternation face à la saleté du lieu. «  Je ne suis pas étonné. Le Mississippi est connu pour ne pas être propre. Ici, les gens ont 20 ans de retard sur les questions d’environnement. Ils ne sont pas éduqués. » Il nous relate la fois où il a dû sermonner un papa qui après avoir changé son bébé a jeté la couche dans la nature. « Le type ne voyait pas où était le problème. » Soupir.

« Ils considèrent la nature comme un terrain de jeu. C’est pour cette raison qu’il y a des panneaux partout interdisant l’alcool. » Baby Boy et moi échangeons un regard, ravis de comprendre enfin la raison de ces nombreux panneaux, nous remémorant silencieusement les instants où l’on craignait à moitié de se servir un gin  le soir après une longue journée, bien à l’ abri dans notre camion.

« Je suis de Floride et je ne considère pas la Floride comme faisant partie du Sud, quand je vois comment c’est ici. »

Nous sommes interrompus par un couple de bikers cinquantenaires, sans aucune considération pour la conversation que nous étions en train d’avoir. Caleb tourne lentement la tête vers eux, répond à leur question et les met en garde contre la chasse à l’homme qui semble se dérouler à des centaines de mètres sous nos pieds. Le type demande « noir ? ». Caleb ne répond pas tout de suite, semble soupeser la question et ses implications, soupire, jette un coup d’œil au canyon et répond d’une voix lente « il semblerait que le type soit habillé tout en noir…et qu’il soit afro-américain, oui ».

Nous reprenons le camion vers un autre promontoire après avoir salué Caleb qui a repris sa position de sentinelle au-dessus du canyon.

Nous nous rendons d’abord au belvédère de « Hawk Glide ». Quelques buses planent dans les courants d’air chaud au-dessus de nos têtes. Nous terminons par « the Wolf Creek » mais point de loup cette fois.

Ce paysage idyllique a été le théâtre d’un événement beaucoup moins idyllique. En 1838, les soldats américains et des milices locales ont rassemblé 1100 hommes, femmes et enfants Cherokee et Muskogee habitant dans les alentours pour les déporter vers l’ouest, en Oklahoma, lors de ce qu’on a appelé “the Trail of Tears”.

Enfin, nous nous rendons au point de départ de la petite randonnée conseillée par Caleb. C’est le sentier Eberhart. «Vous y verrez les vestiges d’un ancien parc d’attraction ».

En effet, avant que le domaine soit transformé en Réserve nationale, Millard Weaver, à la tête de la People’s Telephone Company, fit l’acquisition d’un terrain de 250 000 mètres carrés en surplomb du fleuve. Le 8 mars 1970, le Parc « Canyon Land » ouvrit ses portes.

 Il y avait plusieurs attractions: des auto-tamponneuses, des manèges,  un mini-golf, une grande roue, un zoo, une scène musicale et théâtrale. Mais son attraction phare, et dont on voit encore les vestiges, était une sorte de remontée mécanique de 150 mètres qui amenait les touristes au cœur du canyon, là où ils pouvaient pique-niquer, pêcher, se baigner ou se balader. La mort de Millard Weaver, en 1973, marqua le début du déclin pour Canyon Land dont le destin fut scellé par des décisions de justice. Au milieu des années 80, le parc d’attraction n’était plus que le fantôme de lui-même. Des rumeurs couraient que les animaux du zoo avaient été libérés dans la nature et plusieurs personnes ont rapporté avoir vu des jaguars et autres animaux exotiques. Nous n’avons rien croisé de tel.

En revanche, la balade fut très bucolique et un peu étrange parmi les vestiges de tables de pique-nique, d’auvents et de remontée mécanique.

Arrivés au bord du fleuve, Baby Boy et Demi-Portion se sont baignés. Pour la remontée, Demi-Portion a trouvé très confortable de garder sur le nez ses lunettes de natation.