26 mars – Nous rentrons d’une rapide balade sur le bord de l’Hudson où, à part des oies sauvages, nous n’avons pas rencontré âme qui vive. Il est tard, la nuit est tombée depuis quelques heures déjà. En rentrant, dans le hall de l’immeuble, Demi-portion insiste auprès d’Eli – un des concierges – pour se laver les mains. Bismarck – le Monsieur ménage de l’immeuble – a préparé du gel hydro-alcoolique pour les locataires. Un flacon est à disposition à l’entrée de l’immeuble. Demi-portion se frotte les mains, passe entre les doigts une concoction qui m’a plus l’air d’être alcoolique qu’hydro. Je veille à ce qu’elle ne se mette pas les doigts dans la bouche juste après ses ablutions. On rentre dans l’ascenseur et elle veut appuyer sur les boutons. Je crains qu’elle n’ait pas encore bien saisi l’entièreté des gestes barrières. Le Sénat américain a adopté une aide d’urgence qui permettra aux citoyens gagnant $75 000 par an de recevoir un chèque de $1200. La pandémie et ses conséquences vont probablement s’étaler sur plusieurs mois aux États-Unis, je ne suis pas totalement convaincue que cette somme sera suffisante. Aujourd’hui, les États-Unis sont le pays au monde comptant le plus de personnes officiellement infectées – 81 321 personnes – et plus de 1000 morts (la majorité à New York).

Vue de Manhattan depuis le bord de l’Hudson

27 mars – C’est la fin de la semaine et on le sent. Pour éviter les jeux de ballon à l’extérieur, Demi-portion et moi nous nous essayons au lancer de couches sales (pipi seulement, je vous rassure). Cela a le mérite de faire courir Demi-portion entre le salon et la cuisine ouverte et de ne pas déranger le voisin du dessous, le bruit éventuel du rebond étouffé par le coton de la couche. Je sens que ce confinement va être looooong!

28 mars – Spring, notre voisine du 4ème étage, prend de nos nouvelles et m’envoie par sms la vidéo d’un médecin du Michigan qui explique comment désinfecter ses courses. Ses sacs de courses viennent du supermarché Meijer. Cela a pour conséquence automatique de me projeter à Detroit – il y a un Meijer sur 8 mile. Je n’écoute que distraitement les conseils du médecin. Demi-portion a retrouvé sa flûte que j’avais enfoui dans son sac à jouets. Ce confinement va décidément être très très long!

New York a recensé 52 318 cas de contaminations et 728 morts. Dans le New Jersey, il y a 8 825 cas et 108 morts. Une de nos amies nous apprend qu’un de ses proches amis est mort des suites de complications liées au virus. Cela n’arrive pas qu’aux autres. Trump menace de mettre les États de New York, du New Jersey et du Connecticut en quarantaine puis revient sur ses propos après une déclaration tonitruante du Gouverneur de l’État de New York. Finalement, ce ne sera qu’une restriction des déplacements. La Gouverneur de l’État de Rhode Island – Gina Raimondo – a placé des gendarmes sur les grandes routes à l’entrée de l’État, dans les gares, dans l’aéroport, avec pour mission de stopper toutes les voitures dont la plaque d’immatriculation indique l’État de New York et tous les voyageurs venant de cette région. Le Texas, la Floride, le Maryland et la Caroline du Sud exigent que toutes les personnes venant de New York se placent en quarantaine pour 14 jours dès leur arrivée dans ces États.

29 mars – Ma collègue m’envoie une photo du Pont de Brooklyn vide. Nous trouvons difficilement de la lessive chez nos fournisseurs habituels et plus du tout de liquide de lavage pour le lave-vaisselle. Nous fabriquons donc nos propres pastilles de lave-vaisselle. Cela fonctionne très bien.

Pont de Brooklyn – mars 2020

30 mars – On apprend que le frère d’une amie proche est contaminé et que sa femme souffrant déjà d’un cancer généralisé est à l’hôpital avec ordre de ne pas réanimer. Pour ajouter à la morosité ambiante, le temps est pourri. Avec Demi-portion nous nous déhanchons sur de la Motown et elle s’égosille sur les refrains.

Je descends relever le courrier et je vois dans le hall de l’immeuble des dizaines de colis qui s’entassent. Les gens ne pouvant pas consommer directement dans les magasins achètent par internet. Je pense aux employés d’Amazon et compagnie qui travaillent sans protection et n’ont pas le droit à des jours maladie. Je remarque deux énormes boites en polystyrène blanc, d’énormes glacières. Leur étiquette indique qu’il s’agit de steaks. Je discute avec le concierge qui me dit qu’en Chine, les gens ne sont pas morts de faim donc il ne comprend pas cette frénésie à acheter tant de stocks de nourriture. Baby boy est allé faire un supply run à Trader Joe’s. L’ambiance est anxiogène avec tous les clients du supermarché masqués et gantés. Personne ne se regarde, tout le monde maintient une distance de sécurité. Notre vie a des airs de The Walking Dead. Les rues sont désertes et quand on trouve ce qu’on cherche au supermarché, nous avons l’impression d’être tombés sur un trésor. Toujours pas de farine. Je vois des dizaines de vidéos circuler sur les réseaux sociaux expliquant comment faire son pain. Est-ce que soudainement tout le monde aspire à devenir boulanger? Je prépare des crèmes aux œufs et à la vanille.

31 mars – Notre voisine de gauche m’envoie un article qui montre que dans les pays où le port du masque a été rendu obligatoire pour tout le monde, le taux de contamination a été contenu. Je ne sais pas quoi lui répondre dans un contexte de pénurie de masques. Elle insiste pour nous en donner en me précisant que son mari avait acheté une boite de 10 masques chirurgicaux il y a 6 mois en plus des masques N99. Je me demande un instant si son mari n’est pas un survivalist. Je me rappelle qu’elle m’avait précisé une fois que son mari était un hoarder (un entasseur compulsif). Elle dépose deux masques dans un sachet en plastique devant sa porte. Elle m’informe qu’il faut mettre le masque au soleil pendant 6 heures pour le stériliser. C’est con qu’il pleuve depuis 2 jours.

1er avril – Je sors chercher le courrier. Je me demande si notre voisine de gauche est derrière son œil de bœuf pour vérifier qu’on porte un masque. Sa porte est bloquée par un énorme carton. Je remarque qu’elle aussi, elle a succombé à l’attrait du papier-toilette. La boite doit contenir au moins 50 rouleaux!

Please keep social distance
Respectez les distances de sécurité
Bord du fleuve Hudson face à Manhattan

2 avril – Le décombre macabre continue avec en arrière-fond les querelles politiciennes.

Les chiffres sont tombés: la semaine dernière 6.6 millions d’Américains ont pointé au chômage soit 3.3 millions additionnels. Ces chiffres ne disent pas la détresse de ces personnes. La grande majorité n’a pas d’assurance maladie et ne sera pas soignée. La grande majorité doit se demander quand ce désastre va s’arrêter et si elle va pouvoir retrouver un travail. La grande majorité était déjà précaire et s’enfoncera dans la pauvreté. Ces chiffres ne disent pas non plus la détresse de ceux qui ont toujours un travail pour que nous, nous puissions être dans le confort de nos maisons avec des supermarchés encore ouverts et stockés, avec des colis toujours livrés, des concierges qui continuent à maintenir nos immeubles propres, des soignants qui risquent leurs vies, des éboueurs qui nettoient les rues. Ces chiffres ne disent pas que ces personnes qui peuplent le quotidien de l’humanité craignent pour leur santé, pour leur confort, pour leur famille. Ces chiffres ne disent pas que les caissiers des supermarchés et les manutentionnaires des entrepôts doivent continuer à travailler au péril de leur santé, sans protection fournie par leur employeur (Amazon et Cie n’en fournissent pas). Sinon d’une situation précaire, ils passeront à une situation désespérée. Est-ce que cette crise aura au moins pour avantage d’encourager le respect de l’humanité envers l’humanité?

Le USNS Comfort, un des deux navires-hôpitaux de la Marine américaine est à présent stationné dans l’Hudson à hauteur de la 55ème rue. Son objectif est de soulager des patients “classiques” les hôpitaux new-yorkais débordés par les patients atteints du Covid 19. Pour l’instant, il n’ a accueilli que 20 patients (le navire possède mille lits) à cause de lourdeurs administratives et militaires.

Le bateau blanc à la croix rouge se détache du gris des gratte-ciels